Le Monde.fr | 30.01.2015 à 10h57 • Mis
à jour le 30.01.2015 à 16h31
Par
Catherine Kintzler, philosophe, auteure de Penser la laïcité (Paris :
Minerve, 2014)
L’intégrisme
ne peut pas souffrir les points de
fuite par lesquels on peut échapper à son exigence
d’uniformisation de la vie et des mœurs. Tout ce qui troue ce tissu qu’il
veut intégral, ordonné à une parole unique, lui est odieux. Rien
d’étonnant à ce qu’il s’en prenne à la liberté d’expression, et généralement à
toute altérité.
Les États de droit
sont naturellement dans le viseur de son tir ; on se souvient des
caricatures au Danemark, de Theo van Gogh, de Rushdie, de Redeker, de Toulouse. Avec
les assassinats de Paris, où un parcours sanglant des figures de la liberté a
été tracé (le « blasphémateur » qui teste la liberté, le policier
républicain qui la protège, le juif qui incarne l’altérité haïe), suivis par la
démonstration sans précédent d’un peuple se réappropriant ses principes, on
atteint une sorte de classicisme dans l’opposition épurée
entre la violence intégriste meurtrière et les principes républicains libérateurs.
Dans son éditorial du 14 janvier, Charlie-Hebdo, sous la plume
de Gérard Biard, pointe le noyau intelligible de cette opposition
absolue : le régime laïque, nec plus ultra de l’État de
droit.
La laïcité comme
régime politique est en effet une cible éminente pour
les visées
intégristes. Cette éminence la désigne comme le point de résistance le plus
puissant pour s’en prémunir – à condition
de ne pas renoncer à cette
puissance par des « accommodements » qui la ruinent.
La laïcité va
jusqu’aux racines de la disjonction entre foi et loi. Au-delà même de la
séparation des églises et de l’État, elle rend le lien politique totalement
indépendant de toute forme de croyance ou d’appartenance : il ne se forme
pas sur le modèle d’un lien préexistant, religieux, coutumier, ethnique.
L’appartenance préalable à une communauté n’est pas nécessairement contraire au
lien politique, mais elle n’est jamais requise par lui. Et si une appartenance
entend priver ses « membres »
des droits ou les exempter des devoirs de
chacun, l’association politique la combat.
On voit alors que, si
l’intégrisme peut encore s’accommoder d’une association politique
« moléculaire » où les communautés en tant que telles sont
politiquement reconnues, il ne peut que haïr celle qui réunit des atomes individuels,
qui accorde aux communautés un statut juridique jouissant d’une grande liberté
mais leur refuse celui d’agent politique ès qualités.
UN STATUT
D’INTOUCHABLE
En outre, le régime
laïque installe une dualité qui traverse la vie de chacun et rend concrète une
respiration redoutée par l’intégrisme. D’une part, le principe de laïcité
proprement dit applique le minimalisme à la puissance publique et à ce qui
participe d’elle : on s’y abstient de toute manifestation, caution ou
reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances. Mais
d’autre part ce principe d’abstention, ce moment zéro, n’a de sens
qu’à libérer tout ce qu’il
ne gouverne pas : l’infinité de la société civile, y compris les lieux
accessibles au public, jouit de la liberté d’expression et d’affichage dans le
cadre du droit commun. Sans cette dualité, la laïcité perd son sens.
Chacun vit cette
distinction concrètement : l’élève qui ôte ses signes religieux en entrant
à l’école publique et qui les remet en sortant fait l’expérience de la
respiration laïque, il échappe par cette dualité aussi bien à la pression
sociale de son milieu qu’à une uniformisation officielle d’État. Croire qu’une femme voilée serait
incapable de comprendre cette
articulation, la renvoyer sans cesse à
l’uniformité d’une vie de « maman voilée », c’est la mépriser et la reléguer dans un statut
d’intouchable ; c’est aussi désarmer celle qui
entend échapper au lissage de sa vie.
DISCOURS
compassionnels ET CULPABILISANTS
On comprend que cette
altérité fondamentale des espaces, des temps, des règles, des fonctions, soit
insupportable à l’intégrisme puisqu’elle fait obstacle, par définition, à toute
emprise intégrale sur l’existence humaine. Mais comment comprendre qu’elle soit
récusée et même combattue, au prétexte de « respect des cultures » et
d’« inclusion », par des progressistes ? Comment comprendre que
le brouillage des distinctions soit obstinément reconduit, que les injonctions
au conformisme soient complaisamment tolérées, que le grignotage de ce régime
libérateur soit systématiquement proposé par des « décideurs » dont
la couleur politique varie, mais jamais l’assentiment à cette pensée diffuse
qui fait de l’attitude croyante une norme, qui la considère comme un modèle de
« vivre ensemble » et qui invite chacun à s’y inscrire, sans répit, sans
moment critique, sans respiration ?
L’introduction des
signes religieux à l’école publique (sortis par la porte en 2004 et
revenant par la fenêtre avec les accompagnateurs de sorties), la mise en
quartiers des cimetières, l’appel au financement des cultes – comme si la
liberté de culte était un droit créance –, l’injonction faite à l’école de
se livrer à son extérieur en
organisant l’impossibilité d’instruire (bonne recette pour produire des ghettos
scolaires voués à la monotonie communautaire), l’abandon par les services publics
de zones qu’on ne devrait pas appeler « urbaines » :
en finira-t-on bientôt avec cette politique anti laïque et antirépublicaine qui
n’est autre qu’un soutien à l’intégrisme politique ?
Alors oui, la France a effectivement un problème avec la laïcité. Ce
problème ce sont nos états d’âme qui nous rendent sensibles aux discours
compassionnels et culpabilisants ; ce sont nos états d’âme qui nous
font regarder des communautés
exclusives et féroces avec indulgence et qui conduisent même certains à désigner d’un index
complice les cibles au bras meurtrier en susurrant l’accusation suprême -
« islamophobe ! » - ; ce sont nos états d’âme qui nous
rendent perméables à la normalisation par le religieux à laquelle il faudrait
« s’adapter », comme si la laïcité était antireligieuse. Ce problème
c’est que nous n’osons pas imposer avec assez de
force à nos « décideurs » la réappropriation du modèle politique
laïque et de sa puissance libératrice.
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En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/30/contre-l-integrisme-choississons-la-respiration-laique_4566781_3232.html#UZVLFMZlB9ExhLBh.99
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