26 MARS 2015 |
PAR YVON QUINIOU
La laïcité est menacée sous des formes diverses un peu partout dans le
monde, y compris en France bien avant l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy,
puis avec un Hollande guère intransigeant non plus sur ce terrain, alors
qu’elle est le pays où, dans le sillage 1789, elle a pris la forme la plus
rigoureuse qui devrait servir de modèle aux autres pays et aurait dû lui éviter
un pareil risque. Je commencerai donc par décrire un certain nombre de ces
menaces, avant de proposer ma définition d’une laïcité offensive pour laquelle
il faut avoir le courage de se battre.
La menace actuelle qui pèse sur la laïcité
Je laisse de côté les régimes musulmans qui, même quand ils se réclament de
la République, sont en réalité la plupart du temps des théocraties, n’acceptant
pas la séparation du pouvoir politique ou temporel et le pouvoir spirituel ou
religieux : la Loi islamique, inscrite dans la charia, couvre tous les
champs de l’existence de l’homme, politique et confessionnelle,
individuelle comme collective, et sa source est déclarée divine à travers le
Coran, ce qui
la soustrait à la critique, l’homme n’ayant aucune légitimité à
énoncer la loi ou les lois de sa vie profane. La laïcité n’y existe tout
simplement pas[1] et cela peut expliquer certains conflits
violents récents avec des minorités chrétiennes, puisque toute religion, donc
l’Islam, aspire par définition au monopole. On peut penser que cela les
regarde, sauf que nous sommes en présence d’une religion conquérante (comme l’a
été le christianisme au temps des croisades) – je vous en donnerai une preuve
intellectuelle bientôt – et que, quand les musulmans émigrent et
s’installent très normalement dans un pays laïque, ils ont tendance à y
importer des exigences et des comportements non laïques qui sont inacceptables
comme le port du voile intégral ou diverses demandes religieuses comme celle de
lieux publics réservés aux femmes (voir ce qui s’est passé à Lille pour les
piscines interdites aux hommes), celle de médecins femmes pour les femmes ou
encore, à l’école, le refus de la mixité dans les cours de gymnastique, voire
le boycott de certains cours de biologie où le corps est montré.
Le cas d’Israël est différent, bien que le contenu du judaïsme puisse lui
aussi faire problème, en particulier son thème central d’un peuple élu :
c’est un Etat qui est en principe laïque, sauf que toute une frange d’extrême
droite, à la fois intégriste et fascisante, y progresse politiquement en raison
du conflit avecla Palestine, et pourrait menacer à terme la laïcité.
Je me contenterai donc du christianisme en Europe et aux Etats-Unis :
on y assiste à un inquiétant retour de l’intégrisme dans la doctrine, de
l’intolérance dans les comportements et à une tentative d’envahir (comme
dans l’Islam, ici) la sphère publique.
La doctrine, d’abord
Dans son rapport à la science, il semblerait que l’Eglise catholique (ou
protestante) ait fait son aggiornamento et qu’elle ait admis sa totale
autonomie. Or ce n’est pas tout à fait exact. Elle a bien accepté, au bout d’un
siècle tout de même, la théorie de l’évolution de Darwin puisque le pape
Jean-Paul II en a reconnu officiellement le caractère scientifique en 1996.
Mais cela a été aussitôt pour en restreindre la portée théorique et la
conséquence philosophique : elle admet que le corps de l’homme est issu de
l’évolution de la nature matérielle, mais maintient que son âme ou son esprit
est le résultat d’une création divine immédiate, ce qui est contraire au
message complet de Darwin tel qu’il l’a exposé dans La filiation de l’homme et qu’une formule de sesCarnets de jeunesse résume bien :
« l’esprit est une fonction du corps » – ce qui constitue une
affirmation clairement matérialiste. Et le pape a même ajouté, dans son langage
philosophique, que de la matière à l’esprit il y avait un « saut ontologique »
qu’aucune science ne saurait combler, répétant ainsi un diktat à l’égard des
sciences que l’Eglise a régulièrement formulé et qui contredit dans ce cas tout
ce que la biologie et les sciences cognitives nous apprennent aujourd’hui sur
la nature matérielle de l’esprit. Il y a donc ici un empiètement, même s’il
reste mesuré, de la croyance religieuse sur la connaissance scientifique qui
est contraire à la laïcité. Mais il y a un empiètement plus grave : on le
trouve dans l’offensive créationniste venant des Etats-Unis, initiée par des
fondamentalistes protestants et visant sinon à empêcher l’enseignement de la
théorie de l’évolution (il n’y ont pas réussi), en tout cas à la dévaloriser en
exigeant qu’elle soit enseignée au même titre que le créationnisme, sur
le même plan épistémologique. Je précise que la même offensive est venue
récemment de l’Islam turc avec la diffusion mondiale d’un luxueux Atlas de la
création anti-darwinien, édité par un personnage fortuné et peu recommandable,
et que en Europe, malheureusement, on a vu des gouvernements manifester
publiquement de la complaisance à cet égard, comme un ministre de l’éducation
en Hollande recommandant un débat critique sur le darwinisme à l’école ;
et le parlement européen a subi des pressions dans ce sens récemment, venant de
la hiérarchie catholique, ce qui a suscité la réaction saine d’un député
socialiste français qui a levé le lièvre. C’est dans ce contexte
que le gouvernement français de l’époque de Sarkozy pourtant, en
l’occurrence le ministère de l’éducation nationale, a dû mener une
contre-attaque et organiser un grand colloque, auquel j’ai été invité à
intervenir, pour exiger que la théorie de l’évolution soit présentée dans
les lycées comme la seule doctrine scientifique dans ce domaine. C’est dire le
climat qui règne aujourd’hui autour de cette question, dans laquelle une part
essentielle de la rationalité scientifique est en jeu ! Enfin, dernier
point de doctrine, mais qui touche aussi indirectement aux comportements :
une encyclique du pape Benoît XVI, « Sauvés dans l’espérance »,
professe un étonnant et inquiétant pessimisme à l’égard de l’homme quand il est
privé de religion : polémiquant avec le matérialisme marxiste et, plus
largement, avec l’humanisme laïque, il dénie à la raison la capacité de définir
par elle-même le bien et le mal, précisant même qu’elle ne peut devenir
« une raison vraiment humaine » que dans l’ouverture à la foi !
Ce propos terrible, le pape l’a repris en France dans son discours aux
Bernardins à destination des intellectuels français, tout cela avec la
bénédiction, si je puis dire, de Sarkozy dans son discours au Latran. Celui-ci
a pu en tirer cette idée scandaleuse que le curé était mieux placé que
l’instituteur pour enseigner le bien et le mal parce qu’il y engageait sa vie
et sa foi et, pour la première fois depuis disons un siècle, on a assisté à la
collusion du pouvoir politique, lié àla Bourse, et du goupillon : la
religion est censée être là pour assurer un lien social que le libéralisme
détruit chaque jour et elle doit donc être encouragée publiquement pour en
compenser les dégâts humains. C’est une véritable régression de la laïcité de
l’Etat républicain, voire une rupture frontale avec elle.
Passons à l’intolérance dans les
comportements, plus brièvement
La tolérance ou, si l’on préfère (j’y reviendrai) le respect de la vie
individuelle quand elle ne nuit pas à autrui, donc le respect de la diversité
des choix de vie dans le domaine des mœurs, quelles que soient nos croyances ou
notre incroyance, est au cœur de la laïcité[2].
Or on assiste aujourd’hui à un retour en arrière désolant par rapport à ce
qu’il y a eu d’avancées de la religion catholique au siècle précédent. Je
laisse de côté son raidissement interne qui ne concerne que les croyants,
atténué par le pape actuel, pour ne parler que de ce qui touche à la vie de
tous hors d’elle et je ne développerai qu’un exemple : son attitude
vis-à-vis de la sexualité. L’Eglise chrétienne reste ou redevient ici
extrêmement rigoriste, contribuant à répandre une image négative de celle-ci
considérée en elle-même, indépendamment de la visée procréatrice ; mais
surtout, elle continue à condamner l’homosexualité d’une manière inacceptable,
au nom d’une norme soit disant naturelle qui n’a aucun sens, surtout lorsqu’on
a lu Freud. Elle n’est pas la seule dans ce cas puisque les deux autres
religions monothéistes la condamnent également, sans la moindre réserve. Or ce
qui est grave, c’est que cela entraîne de par le monde des comportements homophobes
parfois extrêmement violents comme la lapidation ou le meurtre (y compris aux
Etats-Unis), qui trouvent dans le discours religieux une justification
idéologique toute trouvée. Mais je pense aussi à la manière dont cette même
Eglise condamne sans nuances l’avortement, au point d’avoir dénoncé moralement
des médecins qui l’avaient pratiqué à la suite d’un viol au Brésil et d’avoir
affirmé que le viol est moins grave que l’avortement. On pourrait donner
d’autres exemples, comme celui de la collusion des trois principales Eglises
contre le mariage pour tous en France, il n’y a pas longtemps : ils nous
montreraient tous ce qu’il y a de malsain dans cette vision du sexe condamnant
le plaisir en lui-même (comme tout ce qui touche au corps) et ils nous expliqueraient
sans doute les dérives par lesquelles elle est elle-même touchée dans ce
domaine et vis-à-vis desquelles elle s’est montrée, paradoxalement, longtemps
tolérante.
Enfin, il y a cette fameuse séparation du politique et
du religieux qui est un des socles de la démocratie, spécialement en
France avec la séparation des Eglises et de L’Etat
On assiste à la volonté sournoise de la remettre en cause. C’est ainsi
qu’au niveau européen, il a été question de mentionner les racines chrétiennes
de l’Europe dans la constitution proposée en 2005. Or cela revenait : 1 à
transformer un fait historique envaleur ou en principe normatif dont
les européens auraient dû se réclamer, rompant ainsi la neutralité de
l’instance politique et, 2, à oublier à quel point la démocratie moderne
(ou la République) dans tous ses acquis positifs, non seulement dans l’ordre de
la liberté politique mais aussi dans celui de l’égalité sociale, s’est
construite contre la religion et non
grâce à elle. L’Eglise catholique a toujours pris le train du progrès
historique en retard, quand elle ne pouvait faire autrement : en France
elle a mis un siècle pour accepter la République après avoir été monarchiste à
outrance, et encore un siècle pour accepter l’option socialiste parmi ses
croyants en admettant enfin, lors d’un synode des évêques en 1972, que l’on
pouvait être socialiste au nom de sa foi, en l’occurrence au nom de
l’Evangile ; et actuellement, à la suite de la chute des régimes de type
soviétique, elle est en recul sur ce point puisqu’elle adhère
officiellement au libéralisme économique, ne condamnant que ses excès. En
Europe, il faut se souvenir qu’elle a été la complice des dictatures de Franco
et de Salazar et actuellement, en Espagne, elle refuse de se livrer à un examen
critique de son passé. Autre point important : la constitution refusée en
2005 proposait d’intégrer de plein droit les Eglises dans le débat politique
parlementaire pour décider de certaines lois. C’est oublier que les chrétiens
sont des citoyens qui doivent s’exprimer en tant que citoyens (avec leurs
croyances privées) mais qu’il n’existe pas de citoyens chrétiens (ou juifs, oumusulmans) pouvant
s’exprimer en tant que tels. Les Eglises n’ont pas à constituer des groupes de
pression idéologiques susceptibles d’intervenir directement dans la définition
des lois. J’ajoute, sur la question de la séparationdu politique et du
religieux, que le problème du port ostentatoire de signes d’appartenance
religieuse dans l’espace public en fait partie. C’est le cas du port de
la burqua et un laïque ne peut qu’être opposé à celui-ci (quelles que soient
les intentions politiciennes de la loi qui a été votée) : à la fois au nom
de ce principe de séparation et, tout autant, parce que la burqua est un signe
d’oppression féminine, de négation du corps et d’enfermement dans une religion
mortifère qui vous coupe de la relation à autrui, laquelle passe par l’accès au
visage de l’autre. Mais c’est aussi le cas du port du voile à l’école, qui est
un lieu public, lequel n’a pas à se transformer en lieu de manifestation
des appartenances communautaire.
Pour une définition rigoureuse de la laïcité
J’ai développé longuement ce tableau sombre pour que l’on comprenne
mieux, par réaction, la conception offensive de la laïcité que je vais
proposer, et qui était en filigrane dans ce qui précède.
Je rappelle d’abord la définition préalable de la laïcité : elle
affirme la séparation des Eglises et de l’Etat et ajoute que l’Etat ne
reconnaît ni ne subventionne aucun culte. Cela ne veut pas dire, bien entendu,
qu’il les interdit, mais qu’il n’en privilégie aucun et qu’il leur reconnaît à
tous le droit à l’existence dès lors qu’ils respectent les lois de la
Républiqueet ne constituent pas une menace pour l’ordre public ; mais cela
signifie aussi le droit à l’incroyance et à sa manifestation, dans le même
cadre d’indépendance intellectuelle et financière. L’Etat laïque n’est donc ni
croyant ni incroyant au sens où il pourrait professer un athéisme
dogmatique : disons que, philosophiquement, il estagnostique et pratique l’abstention ou la stricte
neutralité, laquelle est obligatoire, mais à ce niveau seulement, on va le
voir. Cela s’oppose à la conception qu’ont cru pouvoir mettre en œuvre les pays
de l’Est d’obédience soviétique, puisqu’il y existait un athéisme d’Etat. Or,
même si on peut souhaiter la disparition des religions (ce qui est mon cas), on
ne saurait aller jusque là et s’autoriser à imposer l’athéisme : comme
toute position de type philosophique ou métaphysique, celui-ci ne peut être que
librement choisi, ce qui était d’ailleurs la conception de Marx malgré son
hostilité radicale aux religions[3].
Reste que, en disant cela, on n’a pas tout dit de la laïcité et du problème
qu’elle rencontre encore aujourd’hui. Je m’explique. La laïcité est inséparable
d’un idéal d’émancipation, elle vise la liberté de conscience comme la liberté
tout court, et elle est confrontée avant tout à la question des croyances
religieuses, lesquelles ne sont pas n’importe quelles croyances. Issues de
l’histoire, on peut en faire un bilan humain négatif tant au plan
intellectuel : elles se sont opposées à tous les grands progrès
scientifiques, qu’au plan pratique : on peut y voir avec Marx une
expression idéologique de la « détresse réelle » de l’homme, à savoir
de son malheur historique, expression qui l’a alimenté en retour, et bien des
exemples que j’ai indiqués précédemment l’ont montré. L’on pourrait d’ailleurs
y ajouter d’autres diagnostics négatifs : avec Nietzsche qui voyait dans
la religion une force hostile à la vie et avec Freud qui y décelait une forme
de névrose collective dont il voulait guérir les hommes ou encore une illusion
dans laquelle les hommes projettent leurs désirs insatisfaits et qui les empêchent
d’appréhender lucidement le réel. Comment alors penser la laïcité dans ce cadre
critique où il apparaît que les croyances religieuses peuvent être considérées
comme un obstacle à l’émancipation et au bonheur humain si
j’ose dire « ici-bas », « ici bas » qui est le seul
« ici » dont nous soyons sûrs ? Je répondrai offensivement en
trois points, qui m’opposent radicalement à une conception « molle »
de la laïcité. La mienne n’est pas « dure », au demeurant, mais tout
simplement rigoureuse et exigeante.
Le pluralisme
La laïcité c’est d’abord le respect, et non
seulement (on l’a indiqué) la tolérance, du pluralisme et
elle suppose donc un domaine où il existe des différences irréductibles :
c’est le cas du domaine religieux et, plus largement métaphysique, comme celui
des normes éthiques de vie personnelle qui leur sont liées, alors que ce n’est
pas le cas en science où seule la liberté de pensée ou de recherche est exigée.
L’idée d’être laïque en science n’a pas de sens puisqu’il s’agit de parvenir à
une vérité unique qui fera l’unanimité ! Ce respect du pluralisme, c’est
un autre nom de la démocratie et c’est une exigence absolue, mais il suppose
que les religions acceptent elles-mêmes le pluralisme démocratique des
croyances et de l’incroyance, ce qu’elles ont rarement fait dans l’histoire
passée : l’Inquisition a existé comme la chasse à l’infidèle ou à
l’impie ! Et l’islamisme radical aujourd’hui reproduit ce défaut sous une
forme barbare. On ne saurait donc, au nom du respect de la multiplicité des
croyances et des cultes, tolérer l’intolérance religieuse.
La critique des religions
On voit alors qu’un problème se pose immédiatement : la laïcité
suppose-t-elle la neutralité vis-à-vis de la
religion comme le voudrait la mode insistante d’une laïcité « plurielle »
ou « positive » (il y en aurait donc une
« négative » ?) qui prône la complaisance à l’égard des
différentes confessions au nom de la tolérance, voire qui serait toute prête à
les encourager sous prétexte que, dans une société en crise, elle fournirait du
« lien social » que cette société n’est pas capable de
fournir ? On a vu que c’était la position de Sarkozy et de beaucoup de
libéraux, comme c’est, curieusement, le cas d’une partie de la gauche oublieuse
de l’héritage des Lumières ; et c’est même le cas d’un R. Debray dans sa
réflexion théorique sur la société et dans la proposition qu’il a faite qu’on
enseigne expressément le « fait religieux » à l’école. Or il faut
être clair : il est souhaitable que l’on étudie les religions au même
titre que les autres phénomènes culturels, comme cela se fait déjà dans les
enseignements d’histoire, de français et de philosophie, mais à condition
que le droit à la critique des religions soit
tout autant reconnu. Car, comme je l’ai suggéré dans la première partie ce
texte, il y a toute une part de négatif dans la
religion qu’il ne faut pas occulter et qu’il faut savoir dénoncer, tout
simplement au nom de la raison à la fois théorique, appuyée désormais sur les
sciences humaines, et pratique ou morale : opposition à la
connaissance scientifique, vecteur de superstition, de violence et de
fanatisme, prises de position inadmissibles dans le domaine de la sexualité ou
de la condition féminine, pratiques cultuelles portant atteinte à la dignité de
la femme comme la polygamie ou l’excision, etc. Il faut éviter ici le piège du
différencialisme : aucun droit à la différence culturelle ne saurait
justifier une différence des droits et des devoirs par rapport à ceux que
proclamela Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, et le
respect du pluralisme idéologique s’arrête là où commence à s’appliquer cette
Déclaration. Il faut donc reprendre audacieusement le fil de la critique
rationaliste des religions que l’on trouvait dans la philosophie des Lumières
avec Hume, Rousseau ou Kant (pour ne citer que les plus grands), puis celui de
ces grands penseurs que sont Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud, non pour
refuser ou récuser absolument les religions et leur éventuel apport positif
(qui existe aussi), mais pour les soumettre à la compréhension et au contrôle
de la raison qui seule peut organiser la coexistence pacifique et libre de tous
les courants de pensée.
L'accès à la raison
D’où une troisième définition de ce que doit être une laïcité
ambitieuse : l’éducation à la raison par l’ouverture aux savoirs
scientifiques et l’assimilation des grands acquis moraux de l’humanité. Seule
une pareille éducation permet la formation d’un jugement libre et l’accès à
l’autonomie intellectuelle, condition d’une maîtrise de sa vie individuelle ou
collective. Dans ce cadre, l’ouverture aux principales conceptions religieuses
ne saurait faire problème puisqu’il s’agira de les examiner d’une manière
critique, dans leur statut intellectuel comme dans leur formes ou effets
pratiques, à la lumière de la raison[4]. Et s’il y a des domaines qui échappent à
cette dernière, c’est encore à elle de le dire et de justifier ainsi le droit à
la croyance religieuse hors de la raison. Conçue ainsi, l’option religieuse
devient un choix personnel non seulement tolérable, mais parfaitement
respectable puisqu’elle ne s’oppose ni à la science ni au progrès humain.
L’exigence laïque de ceux qui ne désespèrent pas d’améliorer la vie ne saurait
donc se satisfaire des religions telles qu’elles ont été et sont : elle
demande qu’elles fassent l’objet d’un débat public appuyé sur les seuls
critères de la raison théorique et de l’exigence, morale et politique, de
l’émancipation des hommes à l’égard de ce qui les empêche d’être eux-mêmes,
dans le respect des autres.
Pour finir, je résumerai ma définition de la laïcité en trois points :
1 Respect du pluralisme idéologique et de sa manifestation pratique. 2 Droit à
la critique rationaliste des religions et même devoir de s’y consacrer. 3
Education à la
raison.
[1] Je ne tiens pas
compte des transformations démocratiques importantes qui ont affecté récemment
certains pays arabes.
[2] Le concept de
tolérance ne me plait pas. Il est restrictif puisqu’il implique un jugement de
valeur négatif à l’encontre de ce qu’on tolère : tolérer c’est
accepter en fait ce qu’on désapprouve en droit. Et il pointe un manque de
courage : on n’ose pas assumer ce qu’on valorise et critiquer ce qui s’y
oppose. Le respect, lui, est un concept pleinement positif : c’est la
reconnaissance d’un droit chez l’autre qui nous oblige – ici le droit à la
différence – et il fonde pleinement la laïcité.
[3] Voir la Critique du programme de Gotha. Il s’agissait pour
lui de libérer l’homme de la religion,
tout en garantissant la liberté religieuse.
[4] Je rappelle qu’un
authentique examen critique ne se réduit
pas à la critique, c’est-à-dire au rejet : il consiste à faire le tri à la lumière de valeurs incontestables
et donc à approuver tout autant qu’à contester, quand cela se justifie.
Yvon Quiniou, philosophe. Dernier ouvrage
paru : Critique de la religion. Une imposture morale,
intellectuelle et politique, La ville brûle, 2014
·
laïcité
·
liberté
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