(De son blog sur mésdiapart)
25 MAI 2015 |
PAR YVON QUINIOU
La
dissolution progressive de « l’effet Charlie » pose deux questions distinctes. D’abord, on peut légitimement se demander qui était
présent aux formidables manifestations du 11 janvier.
Emmanuel Todd, en s’appuyant sur des analyses sociologiques de
terrain, entend démythifier ce mouvement de protestation en indiquant qu’il
aurait surtout mobilisé les classes moyennes et une partie de la droite, y
compris des catholiques, ces mêmes catholiques qui ne se privaient pas de
critiquer les propos irréligieux de Charlie Hebdo – le pape actuel a même
repris l’accusation de blasphème à l’encontre du journal après l’attentat. Quant aux classes populaires elles
auraient été absentes, s’enfermant dans la ségrégation dont elles font l’objet,
et même les musulmans modérés auraient été peu actifs et peu nombreux (quoique
présents). Cette analyse devrait briser l’apparence magnifique d’unité
nationale transcendant les clivages de classes dont Hollande a voulu jouer et
qui lui a profité un temps : ces clivages demeurent et la profonde
déception des classes populaires devant la politique du gouvernement est
revenue massivement. A mon avis, d’autres facteurs ont dû intervenir pour
expliquer le retrait des couches populaires, proprement culturels, et qui
renvoient par exemple à la déshérence morale, intellectuelle et idéologique qui
accompagne malheureusement la déshérence sociale. Mais le diagnostic de Todd me
paraît assez juste, même si j’ai moi-même été sur le coup victime de cette
illusion d’unité nationale.
Reste l’autre question, plus grave : de quoi s’est-on indigné
et, par
conséquent, qui s’est vraiment indigné
devant cet acte barbare ? C’est là que les problèmes commencent, à gauche
en tout cas, et que les divisions éclatent au grand jour puisque c’est une
mouvance islamique qui est en cause. Pour moi (comme pour d’autres) la chose
est claire idéologiquement : cette mouvance s’en est pris au symbole extrême de la liberté d’expression au nom
d’interdits et d’un radicalisme fanatique que les auteurs de l’attentat n’ont
pas inventés mais qu’ils ont puisés dans leur doctrine religieuse
elle-même. Or cette position critique, que j’ai déjà exprimée ici à
propos de l’islam en m’attirant des foudres intempestives de la part de mes
contradicteurs, faisant preuve alors de cette même intolérance que je dénonce
dans toutes les religions, n’est pas partagée par de nombreux secteurs de la
gauche sur la base de convictions et d’une argumentation qu’on ne saurait
accepter. Il y a d’abord un chantage à
l’islamophobie, ou plutôt, car le terme est mal choisi, au racisme islamophobe et ce n’est pas pareil. Car on
a parfaitement le droit d’être islamophobe au nom même de la liberté de pensée,
qui n’est pas négociable : on peut trouver qu’il faut rejeter une partie
des fondements doctrinaux de l’islam tels qu’on les trouve exprimés dans le
Coran, et des intellectuels spécialistes de cette religion, qu’ils en
proviennent ou pas, réclament cette autoréformeindispensable
de la doctrine fondatrice pour l’accorder aux valeurs humanistes et
universelles de la République et de la laïcité. On saperait ainsi à la base la
tentation intellectuelle de l’islamisme
radical, avec les horreurs humaines et culturelles auquel il se livre, même si
la source de ce mouvement renvoie évidemment à bien d’autres facteurs
socio-politiques qui relèvent d’une solution politique d’ensemble, pleinement
progressiste, à l’échelle mondiale. Or dire et
proposer ce point de vue n’a rien à voir avec
un quelconque racisme, et l’assimilation qui en est faite est proprement
indigne, théoriquement et moralement. C’est comme si l’on n’avait pas le droit
de critiquer la religion juive, religion
hyper-cultuelle et animée par la croyance en un peuple élu : ces deux
traits peuvent être dénoncés rationnellement (ils l’ont été par de grands
philosophes du passé comme Kant) et cela n’a rien à voir, là non plus, avec un
quelconque racisme, en l’occurrence avec l’antisémitisme ! La critique de
l’islam, donc, fût-elle islamophobe, ne saurait être assimilée à un
racismeantimusulman ou anti-arabe: c’est
celle de croyances qu’on peut trouver désolantes, voire
mortifères (voir les analyses de Meddeb à ce sujet), et celle des effets
inhumains (des méfaits) qu’elles peuvent entraîner. Ce n’est pas de l’hostilité
envers les croyants eux-mêmes, et le respect juridique de cette religion
s’impose catégoriquement dès lors qu’elle respecte elle-même et les autres religions et les lois du vivre-ensemble républicain.
Mais il y a un autre défaut d’une partie de la gauche, radicale ou
tiers-mondiste, dans les débats violents d’aujourd’hui, qui semble relever
d’une islamophilie aveugle parce que compassionnelle et
qui débouche sur une approche de la situation actuelle aberrante. Elle consiste
à n’appréhender les populations musulmanes que sous l’angle de leur situation
de populations opprimées – ce qu’elles sont à
plusieurs titres, c’est incontestable – et du coup à refuser de juger leur
conscience, les idées religieuses qu’elles comportent, sous le prétexte
qu’elles ne seraient que l’effet passif et
non voulu de leur situation socio-économique, de ce que Marx aurait appelé leur
« détresse réelle » ; et c’est seulement à cette dernière qu’il
faudrait s’en prendre. Or tous ceux qui raisonnent ainsi (j’en connais
personnellement et ils m’en veulent de raisonner autrement) se réclament peu ou
prou de Marx, précisément, avec l’accent qu’il met justement sur les conditions
objectives, socio-économiques, dans la genèse des religions. Ils oublient
simplement un point essentiel : Marx n’a jamais nié lerôle actif des idées dans l’histoire, la causalité
propre qui leur revient dans le maintien, par exemple, des situations
d’oppression. Au point qu’il a pu dire que « lorsque une idée s’empare des
masses, elle devient une force matérielle » : n’est-ce pas ce à quoi
nous assistons aujourd’hui, mais hélas sur un mode négatif ?
Prétendre donc que la situation d’opprimés des peuples musulmans doit nous
dispenser de dénoncer les aberrations idéologiques auxquelles cela les conduit
(et qui remontent aux origine mêmes de l’islam), c’est verser dans un marxisme
réductionniste, déterministe et économiste qui n’était pas celui de Marx et qui
lui faisait dire qu’il n’était pas « marxiste » !
Il est donc temps que les intellectuels qui pratiquent l’amalgame et
démissionnent de leur fonction critique se réveillent, et qu’ils envisagent
rationnellement la situation de barbarie que nous connaissons, dans toutes ses dimensions causales. Comme le disait
Goya : « Le sommeil de la raison engendre des monstres » !
Yvon Quiniou
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire