mardi 9 juin 2015

Charlie qui, Charlie quoi?

(De son blog sur mésdiapart)
25 MAI 2015 |  PAR YVON QUINIOU
La dissolution progressive de « l’effet Charlie » pose deux questions distinctes.  D’abord, on peut légitimement se demander qui était présent aux formidables manifestations du 11 janvier.
 Emmanuel Todd, en s’appuyant sur des analyses sociologiques de terrain, entend démythifier ce mouvement de protestation en indiquant qu’il aurait surtout mobilisé les classes moyennes et une partie de la droite, y compris des catholiques, ces mêmes catholiques qui ne se privaient pas de critiquer les propos irréligieux de Charlie Hebdo – le pape actuel a même repris l’accusation de blasphème à l’encontre du journal après l’attentat. Quant aux classes populaires elles auraient été absentes, s’enfermant dans la ségrégation dont elles font l’objet, et même les musulmans modérés auraient été peu actifs et peu nombreux (quoique présents).  Cette analyse devrait briser l’apparence magnifique d’unité nationale transcendant les clivages de classes dont Hollande a voulu jouer et qui lui a profité un temps : ces clivages demeurent et la profonde déception des classes populaires devant la politique du gouvernement est revenue massivement. A mon avis, d’autres facteurs ont dû intervenir pour expliquer le retrait des couches populaires, proprement culturels, et qui renvoient par exemple à la déshérence morale, intellectuelle et idéologique qui accompagne malheureusement la déshérence sociale. Mais le diagnostic de Todd me paraît assez juste, même si j’ai moi-même été sur le coup victime de cette illusion d’unité nationale.
Reste l’autre question, plus grave : de quoi s’est-on indigné
et,  par conséquent, qui s’est vraiment indigné devant cet acte barbare ? C’est là que les problèmes commencent, à gauche en tout cas, et que les divisions éclatent au grand jour puisque c’est une mouvance islamique qui est en cause. Pour moi (comme pour d’autres) la chose est claire idéologiquement : cette mouvance s’en est pris au symbole extrême de la liberté d’expression au nom d’interdits et d’un radicalisme fanatique que les auteurs de l’attentat n’ont pas inventés mais qu’ils ont puisés dans leur doctrine religieuse elle-même. Or cette position critique, que j’ai déjà exprimée ici à propos de l’islam en m’attirant des foudres intempestives de la part de mes contradicteurs, faisant preuve alors de cette même intolérance que je dénonce dans toutes les religions, n’est pas partagée par de nombreux secteurs de la gauche sur la base de convictions et d’une argumentation qu’on ne saurait accepter. Il y a d’abord un chantage à l’islamophobie, ou plutôt, car le terme est mal choisi, au racisme islamophobe et ce n’est pas pareil. Car on a parfaitement le droit d’être islamophobe au nom même de la liberté de pensée, qui n’est pas négociable : on peut trouver qu’il faut rejeter une partie des fondements doctrinaux de l’islam tels qu’on les trouve exprimés dans le Coran, et des intellectuels spécialistes de cette religion, qu’ils en proviennent ou pas, réclament cette autoréformeindispensable de la doctrine fondatrice pour l’accorder aux valeurs humanistes et universelles de la République et de la laïcité. On saperait ainsi à la base la tentation intellectuelle de l’islamisme radical, avec les horreurs humaines et culturelles auquel il se livre, même si la source de ce mouvement renvoie évidemment à bien d’autres facteurs socio-politiques qui relèvent d’une solution politique d’ensemble, pleinement progressiste, à l’échelle mondiale. Or dire et proposer ce point de vue n’a rien à voir avec un quelconque racisme, et  l’assimilation qui en est faite est proprement indigne, théoriquement et moralement. C’est comme si l’on n’avait pas le droit de critiquer la religion juive, religion hyper-cultuelle et animée par la croyance en un peuple élu : ces deux traits peuvent être dénoncés rationnellement (ils l’ont été par de grands philosophes du passé comme Kant) et cela n’a rien à voir, là non plus, avec un quelconque racisme, en l’occurrence avec l’antisémitisme ! La critique de l’islam, donc, fût-elle islamophobe, ne saurait être assimilée à un racismeantimusulman ou anti-arabe: c’est celle de croyances qu’on peut trouver désolantes, voire mortifères (voir les analyses de Meddeb à ce sujet), et celle des effets inhumains (des méfaits) qu’elles peuvent entraîner. Ce n’est pas de l’hostilité  envers les croyants eux-mêmes, et le respect juridique de cette religion s’impose catégoriquement dès lors qu’elle respecte elle-même et les autres religions et les lois du vivre-ensemble républicain.
Mais il y a un autre défaut d’une partie de la gauche, radicale ou tiers-mondiste, dans les débats violents d’aujourd’hui, qui semble relever d’une islamophilie aveugle parce que compassionnelle et qui débouche sur une approche de la situation actuelle aberrante. Elle consiste à n’appréhender les populations musulmanes que sous l’angle de leur situation de populations opprimées – ce qu’elles sont à plusieurs titres, c’est incontestable – et du coup à refuser de juger leur conscience, les idées religieuses qu’elles comportent, sous le prétexte qu’elles ne seraient que l’effet passif et non voulu de leur situation socio-économique, de ce que Marx aurait appelé leur « détresse réelle » ; et c’est seulement à cette dernière qu’il faudrait s’en prendre. Or tous ceux qui raisonnent ainsi (j’en connais personnellement et ils m’en veulent de raisonner autrement) se réclament peu ou prou de Marx, précisément, avec l’accent qu’il met justement sur les conditions objectives, socio-économiques, dans la genèse des religions. Ils oublient simplement un point essentiel : Marx n’a jamais nié lerôle actif des idées dans l’histoire, la causalité propre qui leur revient dans le maintien, par exemple, des situations d’oppression. Au point qu’il a pu dire que « lorsque une idée s’empare des masses, elle devient une force matérielle » : n’est-ce pas ce à quoi nous assistons aujourd’hui, mais hélas sur un mode négatif ? Prétendre donc que la situation d’opprimés des peuples musulmans doit nous dispenser de dénoncer les aberrations idéologiques auxquelles cela les conduit (et qui remontent aux origine mêmes de l’islam), c’est verser dans un marxisme réductionniste, déterministe et économiste qui n’était pas celui de Marx et qui lui  faisait dire qu’il n’était pas « marxiste » !
Il est donc temps que les intellectuels qui pratiquent l’amalgame et démissionnent de leur fonction critique se réveillent, et qu’ils envisagent rationnellement la situation de barbarie que nous connaissons, dans toutes ses dimensions causales. Comme le disait Goya : « Le sommeil de la raison engendre des monstres » !
Yvon Quiniou

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