Aujourd’hui, en ces temps de grande confusion idéologique, il est bon de revenir à Jaurès, en particulier en matière de laïcité. Son combat pour la laïcité est bien documenté et est un des thèmes les plus constants de sa réflexion et de son action. Depuis son premier discours de député républicain le 21 octobre 1886 jusque dans les articles bimensuels qu’il donne à partir de 1905 à la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur (REPPS), Jaurès n'a cessé de penser et d’agir pour étendre la laïcité. Sans oublier son rôle méconnu mais décisif dans l'élaboration de la loi de 1905 !
Sa conception de la laïcité peut se résumer en trois
assertions fondamentales et complémentaires :
1°) Dès son premier discours à la Chambre des députés, Jaurès
déclare : « La société
française repose, non plus sur l'idée religieuse transmise et discutable, mais
sur l'idée naturelle de justice acceptée par tous. La laïcité n'est que
l'expression de ce principe ». La
société française ne repose plus sur les « devoirs envers Dieu », mais sur les « droits de l’homme et du citoyen ».
2°) « Laïcité
et démocratie sont synonymes » proclame encore Jaurès dans le discours
qu’il prononce au collège de Castres, pour la distribution des prix, le 30
juillet 1904, discours publié dans L’Humanité
le 2 août 1904. Il y définit ainsi le régime de laïcité : « Dans aucun des actes de la vie civile,
politique et sociale, la démocratie
ne fait intervenir légalement la question religieuse. La démocratie respecte,
et assure l’entière et nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes
les croyances, mais elle ne fait d’aucun dogme la règle et le fondement de la
vie sociale. ».
3°) « Laïcité
de l’enseignement, progrès social, ce sont deux formules indivisibles. Nous
lutterons pour les deux » déclare-t-il encore le 24 janvier 1910 à la
Chambre des députés, à la fin de son célèbre discours Pour la laïque La laïcité n'est donc ni une option spirituelle, ni
une philosophie d'Etat, mais elle est la condition de l'émancipation
intellectuelle et sociale de toute l’humanité :.
L’idéal laïque est donc au cœur de la pensée de Jaurès tout
au long de sa vie en même temps qu’il est le dénominateur commun des
émancipations sociale, intellectuelle et spirituelle unie dans une véritable
« dialectique des émancipations ».
Liberté,
égalité et principe de laïcité
Dès son premier discours, le tout jeune député Jean Jaurès
déclare : « J’accepte
pleinement, sans réserve aucune, le principe qu’est la laïcité. » Il
est parfaitement conscient de l’enjeu de sa déclaration :
« Deux forces
se disputent aujourd’hui les consciences : la tradition qui maintient les
croyances religieuses et philosophiques ; la critique, aidée de la
science, qui s’attaque non seulement aux dogmes religieux mais aussi au
spiritualisme. »
Jaurès ne réduit pas la laïcité à l’anticléricalisme, c’est-à-dire
à la critique légitime de la prétention d’une religion à organiser la société
et l’Etat, mais il s’oppose à tous les dogmes religieux ou philosophiques. Il est
né en effet à la vie intellectuelle par la critique de l’intégrisme catholique
du pape Pie IX mais également du spiritualisme philosophique quasi officiel de
Victor Cousin et encore du positivisme d’Auguste Comte.
En tant que philosophe il définit le principe de laïcité
comme la dialectique de la liberté de
conscience et de l’égalité des droits.
Dans sa thèse secondaire rédigée en latin sur les origines du socialisme allemand,
soutenue en 1892, il affirme en effet qu’il y a « dans l’histoire une certaine dialectique […] qui définit la
liberté, non pas comme une absurde faculté de pouvoir choisir entre des
contraires, non comme une hypothétique indépendance de chaque individu, mais
comme la véritable base de l’égalité des hommes et de leur communion. »
La liberté comme base véritable de l’égalité et,
réciproquement, l’égalité comme condition de la réelle liberté ! Cela mérite
explication.
Comme Spinoza, Jaurès affirme que la première des
libertés, c’est la liberté de conscience, celle qui reste à l’homme quand il
est dépouillé de tous ses droits et de tous ses moyens d’agir, la liberté de
croire ou de ne pas croire en son for intérieur. D’elle découle la liberté de
religion et la liberté de pensée.
Mais comme Rousseau Jaurès pense qu’il n’y a pas de
liberté sans égalité de droits entre tous les êtres humains. L’homme n’est pas
libre de faire tout ce qu’il veut, sa liberté est limitée par le respect de
celle des autres. Pas de liberté sans égalité et pas d’égalité sans liberté.
Encore faut-il que l’égalité des droits soit possible,
remarque-t-il, car, dans la vie réelle il n’y a que des libertés relatives. Il
reprend sur ce point la remarque de Louis Blanc : « celui-là seul est libre qui, non seulement a le droit, mais également
la faculté et le pouvoir d’agir. »
Comme Kant, dont il critique pourtant l’idéalisme, Jaurès
affirme donc qu’il n’y a pas de liberté sans justice : « l’homme est seulement libre quand … la
justice le façonne. » Etre juste, c’est respecter les droits des
autres. Et c’est ainsi qu’il écrit, dans un article bien connu de la Dépêche du 8 juin 1892, que « La morale laïque, indépendante de toute
croyance religieuse préalable, est fondée sur la pure idée du devoir ».
Il invoque encore Kant pour affirmer, que s'il est « un être supérieur à l'homme, c'est l'homme lui-même ».
C’est donc sur les droits
de l’homme et du citoyen proclamés en 1789 que Jaurès fonde ouvertement le
principe de laïcité,
Mais, la laïcité n'est pas seulement un principe philosophique,
elle est devenue, dit-il, une réalité historique et la base de la société
depuis 1789 : il écrit dans le même article que « la Révolution, en affirmant les droits et les devoirs de l'homme, ne
les a mis sous la sauvegarde d'aucun dogme. Elle n'a pas dit à l'homme : Que
crois-tu ? Elle lui a dit : Voila ce que tu vaux et ce que tu dois ; et depuis lors, c'est la
seule conscience humaine, la liberté réglée par le devoir, qui est le fondement
de l'ordre social tout entier. »
Voilà pourquoi Jaurès
affirmera que la laïcité ne se réduit pas à la tolérance. Même s’il utilise parfois le terme de « tolérance absolue », il ne cesse
de critiquer les limites de la tolérance qui maintient une relation de dominant
à dominé. La tolérance repose certes sur la reconnaissance du pluralisme
religieux mais, en janvier 1910, dans son fameux discours Pour la laïque, Jaurès déclare aux députés :
« Nous ne
sommes pas le parti de la tolérance – c’est un mot que Mirabeau avait raison de
dénoncer comme insuffisant, comme injurieux pour les doctrines des autres -,
nous n’avons pas de la tolérance, mais nous avons, à l’égard de toutes les
doctrines, le respect de la personnalité humaine et de l’esprit qui s’y
développe. ».
L’Édit de Nantes est certes un édit de tolérance, mais il
n’est qu’une concession du roi Henri IV accordant certaines libertés à ses
sujets protestants, bien que, pour la première fois, le pluralisme religieux soit
admis dans un royaume. La tolérance est donc une concession du prince à des
sujets, de l’État à des minorités, une faveur toujours révocable ; ce
n’est pas la reconnaissance d’un droit naturel, absolu, égal pour tous et
irrévocable. La tolérance est un premier pas vers la laïcité, vers le respect
de la liberté de conscience, mais elle ne respecte pas l’égalité des droits.
Tolérance et laïcité ne sont pas synonymes car elles ne relèvent pas du même
registre.
Jaurès n’assimile pas
non plus la laïcité à la neutralité.
Certes Ferdinand Buisson, l'ancien collaborateur de Jules Ferry et le président
du parti radical et radical-socialiste avait déclaré en 1905 que l'Etat laïque doit
être « neutre entre tous les
cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique ». Jaurès affirme lui aussi que l'Etat doit être
neutre en matière confessionnelle. Mais, cela ne veut pas dire que l’Etat
laïque n’a pas des valeurs, des principes à promouvoir, garantir et défendre.
Aussi, quand en 1908, les évêques français dénoncent les
programmes scolaires et les manuels utilisés dans les écoles publiques, Jaurès s’indigne :
« La plus perfide maneuvre du parti
clérical, des ennemis de l'école laïque, c'est de la rappeler à ce qu'ils
appellent la neutralité et de la condamner à n'avoir ni doctrine, ni pensée, ni
efficacité intellectuelle et morale. Il n’y a que le néant qui soit neutre. »
(4 octobre 1908, REPPS).
La neutralité n’a aucun sens lorsqu’il s’agit d’assurer
la liberté de conscience et l’égalité des droits, quand il s’agit de faire
reculer l’arbitraire au nom du droit et l’ignorance au nom de la science. Là où
les croyances divisent, le savoir réunit et la laïcité assure le respect mutuel.
La laïcité n’est donc ni une philosophie particulière, ni
une idéologie d’Etat, ni même une religion civile. Elle est à la fois
l’affirmation et la mise en œuvre des principes des droits de l’homme et du citoyen.
Liberté de conscience, égalité des droits, devoir de respect mutuel, tels sont
pour Jaurès les principes de la laïcité définissant le régime juridique et
politique de la laïcité.
Fort de cette définition, Jaurès pronostiquait avec
optimisme le 30 juillet 1904, au plus fort de la tension en la France et le
Vatican, que la laïcité serait tôt ou tard un principe commun à tous les
citoyens, croyants et incroyants, par delà leurs croyances particulières :
« Ainsi se
dissiperaient les préjugés ; ainsi s’apaiseraient les fantasmes ;
ainsi viendra le jour où tous les citoyens, quelle que soit leur conception du
monde, catholiques, protestants, libres penseurs, reconnaitront le principe
supérieur de la laïcité ».
Laïcité
scolaire et Etat enseignant
Dès le 21 octobre 1886, Jaurès affirme que l’École de la
République doit en premier « assurer
l’entière et nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes les
croyances, mais elle ne fait d’aucun dogme la règle de fonctionnement de la vie
sociale. En matière d’enseignement philosophique et moral, l’État ne peut
opposer son enseignement à la diversité de tous les esprits et de tous les
milieux ».
La laïcité scolaire doit garantir la liberté de toutes
les consciences, de toutes les croyances au nom du respect dû à toutes les
personnes, croyants comme incroyants, libres penseurs, agnostiques comme
athées. Le respect est dû aux personnes, croyants comme incroyants, mais pas
aux dogmes, pas aux préjugés qui peuvent et doivent être soumises à la libre
critique.
L’école laïque doit en effet susciter chez les élèves
l’aspiration à la liberté par l’exercice de la raison, sans pour autant
diffuser une nouvelle doctrine, un nouveau dogme, ni même un nouveau catéchisme
moral. La laïcité reposant sur la liberté de conscience s’oppose à toute philosophie
officielle. L’école laïque ne peut respecter les consciences qu’en faisant
appel à la raison et à la science.
Comme Condorcet, Jaurès affirme que la mission première de
l'instruction publique est d'apprendre aux enfants à distinguer foi et raison,
croyance et science, opinion et savoir. « L’enseignement public ne doit faire appel qu’à la seule raison et toute
doctrine qui ne se réclame pas de la seule raison s’exclut d’elle-même de
l’enseignement.»
Jaurès revient constamment sur ces thèmes : ainsi au
collège de Castres, le 30 juillet 1904, il précise encore que la laïcité est
l’œuvre de la raison et de la science et pas une idéologie d’État. « Dans l’œuvre d’éducation où la conscience
s’éveille, où la raison s’affirme peu à peu, l’institution laïque, libre de
toute entrave, doit susciter dans les jeunes enfants, non pas un dogme nouveau,
non pas une doctrine nouvelle, mais l’exigence même de la science et de la
vérité ».
Mais Jaurès ne se contente pas de reprendre les principes
de Condorcet. Il introduit des idées neuves en déclarant à la Chambre dès son
premier discours que « l’école ne continue
pas la vie de famille, car elle inaugure et prépare la vie des sociétés ».
Il affirme ainsi avec force les droits de l’enfance et les devoirs de l’État
enseignant.
En affirmant les droits de l’enfance il s’inscrit dans la
lignée de Proudhon et surtout de Victor Hugo qui disait que l’éducation de l’enfant
avait pour finalité la conquête de sa liberté par l’émancipation de ses
trois maîtres, le père de famille, le prêtre et le maître d’école lui-même.
Jaurès affirme également le devoir de l’État enseignant.
Le 4 octobre 1904, il déclare lors du débat à la Chambre des députés sur
l’interdiction d’enseignement des congréganistes, des Jésuites, des Maristes en
particulier : « La démocratie a le
devoir d’éduquer l’enfance, et l’enfance a le droit d’être éduquée selon les
principes mêmes qui assureront plus tard la liberté de l’homme. Il n’appartient
à personne, ou particulier, ou famille, ou congrégation de s’interposer entre
le devoir de la nation et ce droit de l’enfance. »
Jaurès s’oppose sur ce point explicitement à nombre de
républicains et de radicaux qui affirment et défendent, comme Clemenceau, les
« droits des pères de famille ».
Pour Jaurès, le droit de l’enfant à l’instruction prime sur le droit des pères
de famille car le but de tout enseignement est de faire que les élèves
apprennent à penser par eux-mêmes afin de devenir des citoyens libres et des
travailleurs responsables.
Après
l’Affaire Dreyfus qui a révélé l’hostilité à la République de nombre de
religieux et de militaires formés dans les écoles confessionnelles, Jaurès
affirme avec plus de force que jamais que la
véritable école libre est l’école laïque de la République.
La séparation de l’École publique et de l’Église
catholique est donc la condition de la véritable liberté de l’enseignement. Il
est scandaleux que des écoles confessionnelles prétendent, au nom de la « liberté de l’enseignement », enseigner
des enfants, et en particulier les filles, car elles subordonnent l’instruction
à l’éducation religieuse et donc la raison à la foi.
En 1904, Jaurès soutient donc l’interdiction des
congrégations enseignantes qui se sont reconstituées illégalement en France
après avoir été interdites sous la Révolution. « Seuls dans une démocratie républicaine ont le droit d’enseigner ceux
qui reconnaissent, non à titre relatif mais à titre absolu, non à titre
précaire mais à titre définitif, le droit à la liberté des personnes et des
croyances.» Jaurès ne veut pas interdire aux catholiques d’enseigner, mais
il les invite à travailler dans les écoles publiques et les met au défi d’être
respectueux de la laïcité.
Jaurès prône en effet l’intégration des écoles
confessionnelles dans l’enseignement public et la laïcisation de tout le personnel
enseignant. Bien que soutenu par le Grand Orient et la Libre pensée, son projet
de « service public national de
l’enseignement est aussitôt dénoncé comme un danger pour les libertés,
comme un « monopole scolaire d’État ». Clemenceau condamne ce
« projet collectiviste »
au nom de la « liberté de
l’enseignement ». Et la majorité des radicaux et de la Ligue de
l’enseignement fit cause commune avec la droite conservatrice pour mettre en
échec l'unification du service public d'enseignement. Ainsi la loi Falloux de
1850 ne fut pas abrogée et le dualisme scolaire se perpétue jusqu’à nos jours.
Mais Jaurès n’accepta jamais le dualisme scolaire,
contrairement à ce que certains affirment, car il resta toujours partisan d’un
« service public national laïque » d'enseignement. Mais, pour faire
advenir celui-ci, encore fallait-il que la République améliore vraiment les
conditions d’enseignement à l’école publique, en particulier en multipliant les
enseignants pour réduire le nombre d’élèves par classe.
Le 16 novembre 1913, il écrit encore que « le vrai moyen de combattre les écoles
cléricales, c’est de développer, c'est de mieux aménager les écoles publiques,
c’est de leur assurer un nombre suffisant de maîtres pour que l’enseignement y
soit partout efficace et pour que toutes les œuvres périscolaires puissent être
renforcées et étendues. »
Mais sans attendre d’être unifiée, l’école laïque doit
jouer un rôle social émancipateur. En 1888, il précisait déjà qu’il
fallait « donner aux enfants du
peuple un enseignement aussi plein et aussi complet que celui qui est donné aux
enfants de la bourgeoisie. […] Je ne réclame pas pour eux la même culture sous
la même forme, mais je ne sais pas en vertu de quel préjugé nous leur
refuserions une culture équivalente. […] Il faut que les enfants du peuple
soient mis en état de saisir rapidement les grands traits du mécanisme
économique et politique.…. »
En 1905, saluant le premier congrès syndical des
instituteurs, il ne leur demande pas d’être des « prédicateurs du socialisme », ni même de la Libre pensée, ce
qui serait contraire à la laïcité, mais d’initier les élèves à la compréhension
du monde réel et des valeurs universelles. Ainsi seront-ils préparés au
travail, à la lutte, à la vie pour la liberté et l’égalité car « c’est la vie qui est la grande
institutrice ».
En 1909, il exige pour les enfants du peuple un enseignement
moderne qui ne soit pas une simple formation professionnelle, mais une
découverte de l’histoire, de l’économie, de la société, de la vie. Il souligne
« la nécessité dans l’éducation de
l’ouvrier dès l’école primaire, d’une culture générale, d’un ensemble de
connaissances qui dépassent non pas son ambition de producteur, mais sa
spécialité de métier ».
Par ses appels répétés aux instituteurs pour qu’ils
prennent en charge des sociétés d’éducation populaire, il les invite à « ajouter à l’éducation à l’école l’éducation
après l’école » afin de développer pleinement l’intelligence naturelle
et les potentialités cachées des enfants du peuple.
« Se
perfectionner sans cesse soi-même, accroitre sa valeur technique et humaine,
cultiver sa puissance de travail, sa puissance de pensée, sa puissance
d’affection, prétendre vigoureusement au bonheur, et chercher en même temps un
ordre où toutes les activités puissent se développer comme les siennes, ce sera
l’idéal de l’homme nouveau. »
Laïcité,
démocratie et Séparation des Églises et de l’État
La Séparation de l’Église et de l’État était un article
de programme de tout candidat républicain depuis 1869. Mais, après la conquête
de tous les pouvoirs par les républicains en 1880, Léon Gambetta et Jules Ferry
ont ajourné cette réforme institutionnelle afin de ne pas aggraver le « conflit des deux France ». Il
fallait au préalable républicaniser la nouvelle génération de citoyens passée
par les écoles publiques et laïciser les administrations. Dans leur logique d’apaisement civil, Gambetta et Ferry
maintinrent le Concordat napoléonien.
Bien que le pape Léon XIII ait préconisé à partir de 1890
le ralliement des catholiques français à la République, un très puissant
courant « intégraliste », s’appuyant sur la doctrine du pape Pie IX ayant
proclamé l’infaillibilité du pape en matière
de dogme et de moeurs, continuait de refuser la République au nom de la
supériorité de la loi divine sur la loi humaine. Mais ce courant réactionnaire
et monarchiste se compromit gravement lors de l’Affaire Dreyfus.
Aussi, face au triple danger « nationaliste, antisémite et clérical », Jaurès devint le
champion de la défense de la République et l’inspirateur du Bloc des Gauches
après la victoire électorale de 1902. Il fut même élu en 1903 vice-président de
la Chambre. La séparation des Églises et de l’État devait donc être mise à
l’ordre du jour comme « le terme
logique de l’œuvre de laïcité ».
On pourrait multiplier les citations de Jaurès en 1904 ou
1905 où il explique en quoi « laïcité
et démocratie sont synonymes ».
« La
démocratie fonde en dehors de tout dogme religieux toutes ses institutions,
tout son droit politique et social […] si elle s’appuie sur l’égale dignité des
personnes humaines appelées aux mêmes droits et invitées à un respect
réciproque. […] La démocratie est foncièrement laïque, laïque dans
son essence comme dans ses formes, dans son principe comme dans ses
institutions, dans sa morale comme dans son économie. »
Si les hommes veulent compléter par des cérémonies, des
sacrements, des rites religieux, les actes civiques de l’état civil, les
mariages et les funérailles, les contrats, c’est leur droit. S’ils veulent
donner à leurs enfants une instruction religieuse au-delà de l’instruction publique,
ils en ont la pleine possibilité avec la vacation de l’école publique le jeudi
en plus du dimanche. Mais c’est sur des bases laïques que la démocratie doit
organiser toutes ses institutions publiques, ses administrations, ses services
publics qui doivent régir la vie en commun de tous les citoyens égaux en droits
et en devoirs, sans considération de leurs opinions privées et de leurs
croyances. La République ne connait que des citoyens, pas des croyants ou des
incroyants.
Jaurès a été, on ne le sait pas assez, le stratège
de la séparation. C’est son ami
Francis de Préssensé, député socialiste du Rhône et président de la Ligue des
droits de l'homme, qui dépose le 7 avril 1903 la proposition de loi très
étudiée qui provoque l’élection d’une commission parlementaire de 33 députés
pour « réaliser radicalement la
séparation ». C’est lui qui pousse 7 socialistes à y participer aux
côtés de 9 radicaux-socialistes face à 16 députés hostiles au départ à la
séparation. C’est lui qui pousse le jeune député socialiste de Saint-Etienne,
Aristide Briand à en devenir le rapporteur. Jaurès joue encore un rôle indirect
dans l’élaboration de la proposition de loi grâce à ses amis, le député
socialiste de Paris, l’historien Gabriel Deville, son collaborateur pour L’histoire socialiste de la Révolution
française qui est le secrétaire de la commission, ou encore le conseiller
d’État Grunebaum-Ballin qui valide juridiquement les articles de la proposition
de loi de Séparation.
Le 1er juin 1904, avant même que les relations
diplomatiques entre le Vatican et la France soient rompues, avant même que les
travaux de la commission soient achevés, Jaurès expose dans La Dépêche de Toulouse comment doit se
passer la séparation :
« Ce n’est
pas par un coup de tête que nous voulons briser un régime suranné. C’est par un
large et calme débat où nous discuterons avec tous les républicains, avec
l’opposition elle-même, les conditions les meilleures du régime nouveau […].
Nous voudrions que la séparation des Églises et de l’État n’apparaisse pas
comme la victoire d’un groupe sur d’autres groupes, mais comme l’œuvre commune
de tous les républicains […] conforme au droit de l’État laïque mais aussi
acceptable par les catholiques ».
Le 15 aout 1904, Jaurès s’adresse aux catholiques en leur
disant qu’ils n’ont rien à perdre avec la Séparation car l’Église y gagnera une
liberté inédite dans l’histoire, plus encore que sous l’Ancien Régime. Il est
plus confiant que jamais dans la stratégie d’union de toutes les forces
républicaines par delà leurs divergences de sensibilité anticléricale car
il a l’assurance que « les groupes
de l’extrême-gauche sont résolus à faire aux modérés toutes les concessions qui
n’attenteront pas au principe de laïcité. »
Jaurès a été
également le tacticien du débat parlementaire ouvert le 21 mars 1905. Pour dissiper les craintes des évêques
de France de voir la hiérarchie de l’Église remise en cause par des catholiques
laïcs membres des associations cultuelles à créer pour remplacer les anciens
« établissements publics du culte » qui administraient les paroisses,
Francis de Préssensé et Jaurès conçoivent un amendement à l’Article 4 dans le
but de les rassurer. Les biens des anciens établissements ecclésiastiques
seront attribués aux associations cultuelles « conformément aux règles d’organisation générale du culte dont elles se
proposent d’assurer l’exercice ».
L’État, dit Jaurès, n’a pas à fixer un statut type
d’association cultuelle, l’État n’a pas à modifier les formes d’organisations
des diverses Églises. L'Etat ne peut « démocratiser l’Église catholique malgré elle ». Seuls les
catholiques pourraient modifier cette institution monarchique de droit divin. En
dépit des vives critiques de l’extrême gauche antireligieuse, des inquiétudes
des radicaux anticléricaux gallicans, et des insultes de Clemenceau qualifiant
Jaurès de « socialo-papalin »
et de « laïque en peau de lapin »,
l’article 4 amendé est adopté le 26 avril par 482 voix contre 52. La droite
elle-même a voté cet article décisif et s’est piégée. Jaurès peut donc
s’exclamer « la Séparation est
faite ».
En dépit de manœuvres ultérieures pour remettre en cause
cet article, la loi de séparation est finalement adoptée le 3 juillet 1905 par
341 députés contre 233. Seuls 70 députés républicains modérés ont fait
défection. Jaurès a su rassembler comme il l’avait prévu la cinquantaine de
députés d’extrême gauche socialiste et radicaux qui voulaient « faire la guerre à la religion »,
les autres députés socialistes et radicaux-socialistes anticléricaux mais
laïques, les députés radicaux gallicans restés attachés au Concordat comme
Combes, les républicains modérés attachés à la liberté de culte mais hostiles
au cléricalisme, et même quatre députés nationalistes. Jaurès a su rassembler tous les laïques par delà leurs divergences de
sensibilités anticléricales.
La loi du 9 décembre 1905 n’est pas une loi hostile aux
religions, ni même aux Églises, mais une « loi de libération et d’apaisement » garantissant aux croyants
tous les droits comme Jaurès l’avait prévu. La Séparation sera donc une « double émancipation » ;
émancipation de l'Etat qui n'a plus à financer les Eglises ni à s'immiscer dans
les affaires religieuses sinon pour faire respecter la liberté de conscience et
l'ordre public : émancipation des Eglises qui obtiennent une liberté inédite
mais qui doivent renoncer à imposer par la loi leurs normes et leurs dogmes à
tous les citoyens ne partageant pas leurs convictions.
Jaurès a été
également le sauveur de la loi de 1905.
Le Vatican espérait qu’à l’occasion des troubles créés par les catholiques
antirépublicains lors des inventaires, le gouvernement tomberait et même peut-être
que la République pourrait être renversée par un coup d’État. L’application de
la loi était en effet bloquée à la fin de l’année 1906 par le refus réitéré du
Vatican intimant l’ordre à l’assemblée des évêques de France de s’opposer
radicalement à la création des associations cultuelles.
Jaurès débloque la situation le 13 novembre 1906 en
dénonçant les basses manœuvres de Clemenceau et en sommant Briand de ne pas
reculer. Pour Jaurès, il était illusoire de croire créer un schisme dans
l’Église catholique, en suscitant avec le concours de la police des
associations cultuelles dissidentes pour faire appliquer la loi comme l’espéraient
certains protestants. Il serait également dangereux de faire preuve de faiblesse
en retardant de un à deux ans l’application de la loi pour négocier le
ralliement de l’Eglise.
Jaurès appelle à
l’unité tous les républicains ayant voté la loi. « Toutes les libertés se tiennent » démontre-t-il, Si les
catholiques refusent la loi du 9 décembre 1905, « le droit commun peut leur être appliqué selon la loi de 1901 ».
Ils y perdront les quelques avantages concédés.
De toute façon, il n’est pas question de fermer les
églises et de suspendre les cultes, ce serait contraire à la loi de 1905
elle-même et à la laïcité. Il suffit d’appliquer aux offices religieux, aux
messes, le droit de réunion qui a été proclamé par la République en 1881. Et
ainsi, en dépit de son refus d’accepter la Séparation, l’Église ne pourra pas
« être mise hors la loi »
et se présenter comme « martyr de
la République ».
Jaurès peut s’exclamer à la Chambre des députés le 13
novembre 1906 : « Les
catholiques ne veulent pas de la loi ; tant pis pour eux, mais nous leur
accordons la loi commune, la garantie de la liberté égale pour tous. »
Laïcité
et émancipation
Ces analyses de la conception jaurésienne de la laïcité
scolaire et de la séparation des Églises et de l’État illustrent la dialectique
des émancipations que Jaurès a exposée à la Chambre dès octobre 1893 et qu’il
n’a cessé d’approfondir depuis : « Comment voulez-vous qu’à l’émancipation politique ne vienne pas
s’ajouter pour les travailleurs l’émancipation sociale quand vous avez préparé
vous-mêmes leur émancipation intellectuelle ? »
Si la République a créé les conditions de l’émancipation
politique des citoyens par le suffrage universel, si elle a jeté les bases de
l’émancipation intellectuelle par les lois établissant l’instruction gratuite,
obligatoire et laïque des garçons comme des filles, elle peut favoriser le
développement des luttes pour la démocratie économique et sociale. La
République peut et doit devenir démocratique et socialiste, et même devenir
socialiste si la propriété capitaliste est transformée en diverses formes de
propriété sociale.
Si Jaurès parle d’émancipation politique, intellectuelle
et sociale, il ne parle semble-t-il pas d’émancipation laïque. Il semble en
effet que, pour lui, la laïcité n’est pas une spiritualité nouvelle et encore
moins une religion civile, pas plus que le socialisme n’aurait pour finalité
une « révolution religieuse ».
Comment expliquer chez Jaurès les rapports entre laïcité et religion, laïcité
et émancipation ?
Jaurès n’a jamais fait profession d’athéisme, lui qui
n’hésitait pas à dire qu’« il
n’était pas de ceux que le mot « Dieu » effrayait », fut en
réalité un « métaphysicien de
l’unité de l’être ». Philosophe moniste, il refusait de séparer le
corps et l’âme, la matière et l’esprit, la sensation et la pensée, l’homme et
la nature, l’univers infini et Dieu. Dieu qui est pour lui aussi bien la nature
que l’humanité, l’infini que la vie : « Si Dieu agit et se manifeste, écrit Jaurès, c’est dans ce qu’on appelle la nature et ses lois. »
Affranchi de toute croyance religieuse, Jaurès développe
en 1891 une réflexion audacieuse sur les rapports entre le socialisme et la
question religieuse, dans un texte longtemps méconnu. Il y écrit qu’au regard
de l’histoire « le problème
religieux est le plus grand problème de notre temps, de tous les temps.» De
tous temps, tous les hommes se sont interrogés sur les mystères de l’origine de
l’univers et de la vie. Mais il affirme que même si les croyants affirment l’origine
surnaturelle, divine, de leur religion, ils vivent et agissent dans la
société. « Quelque divine que
soit pour le croyant la religion qu’il professe, c’est dans la société
naturelle et humaine qu’il évolue. »
Mais on peut douter que Jaurès ait conçu le socialisme à
la manière d’une « révolution
religieuse », comme l’a affirmé Vincent Peillon, même s’il a écrit en
1891 que le socialisme sera, en même temps qu’une révolution matérielle et
morale, une « grande révolution
religieuse ». Dès 1892, une fois devenu socialiste, Jaurès n’emploie
plus cette formule et distingue nettement ce qui est privé et ce qui est public.
Il déclare publiquement : « Nous
pouvons, comme philosophe, propager telle ou telle conception du monde ;
comme socialiste, nous n’avons pas le droit de tracer d’avance au peuple la
formule où il emprisonnera sa pensée. »
En effet, le socialisme repose pour Jaurès sur un idéal
politique laïque : la religion relève de la croyance, de la liberté
personnelle, du for intérieur ; le combat pour le socialisme relève d’un
engagement public et collectif par-delà les options spirituelles de ses
adeptes. N’en déplaise à ceux qui voient une « arrière-pensée » religieuse, voire mystique, derrière toutes
ses pensées et tous ses actes, il n’y a pas chez Jaurès de confusion entre le
socialisme et la « religion vraie »,
comme dit Peillon, car le socialisme n’est pas plus athée que religieux ;
foncièrement laïque, il permettra à chacun le libre développement de ses
croyances, même religieuses.
Le verdict de Jaurès sur le christianisme n’en est que
plus sévère. Il dressait déjà en 1891 ce terrible bilan : « Le christianisme traditionnel se meurt
philosophiquement, scientifiquement et politiquement. » Le succès
historique du christianisme s’explique par sa nature contradictoire : d’un
côté il fut à l’origine un « rêve
divin » de libération et de vie éternelle ; de l’autre, il est
devenu un système ecclésial de « domination
absolue ». Jaurès n’hésitait pas à affirmer que l’Église catholique
romaine était devenue depuis Constantin le contraire même du christianisme
primitif et qu’elle est même au XIXe siècle le « parangon de l’irréligion ». « Aujourd’hui, disait-il encore en 1891, le christianisme dans la société actuelle
n’est qu’une organisation théocratique au service de l’inégalité sociale et il
s’agit avant tout de le renverser.»
Jaurès s’interrogeait cependant : « Sera-t-il possible de concilier la liberté
et le message du Christ s’il est démontré que sa mission a été trahie par
l’Eglise ? » Il répondait que « l’humanité comprendra et aimera d’autant plus le Christ qu’elle pourra
se passer de lui, quand le socialisme pourra renouveler et prolonger dans
l’humanité la personne du Christ » et « garder vivant l’esprit du Christ »..
Quinze ans plus tard, Jaurès a-t-il changé d’opinion sur
le christianisme et l’Eglise catholique ? Il a été particulièrement
attentif à l’évolution du courant moderniste. Il connaissait bien l'oeuvre d'Ernest
Renan et les premiers travaux d’exégète des textes bibliques faits par Alfred
Loisy : celui-ci avait écrit : « le Christ avait annoncé le message, mais c’est l’Eglise qui est
survenue » ; le Vatican condamna ses recherches et l’excommunia.
L'évolution de l'Eglise sera néanmoins inévitable,
affirme Jaurès en 1906 après la condamnation par le Vatican de la loi de
séparation. L’Église sera contrainte d’évoluer sous le triple effet : 1°)
du mouvement général de sécularisation des sociétés et des mentalités modernes,
2°) de l’affirmation croissante du besoin d’autonomie des catholiques laïcs
face aux clercs et 3°) des progrès de l’exégèse des théologiens. Voila pourquoi
l’intégrisme du Vatican et de toute autre religion est condamné à terme. Jaurès
espère que l’humanité sera capable de briser les derniers relents de la théocratie
en gardant vivant et agissant en elle l’esprit du Christ.
Aussi Jaurès termine-t-il son grand discours du 6
novembre 1906 à la Chambre en interpellant l'Eglise catholique et en la mettant
devant cette alternative : « Et moi
je vous le dis : quoi que vous fassiez, ou vous périrez, ou vous ferez à
la science, à la démocratie, à la liberté, de nouvelles et fortes concessions. »
Toute religion devra accepter la laïcité, la liberté de conscience et l’égal
respect de toutes les convictions. Quelle que soit donc la diversité des
croyants et des incroyants, ils sont égaux en droits. Aucune religion ne doit
avoir de privilège, aucune idéologie ne doit avoir un monopole. Pas plus le
christianisme que l’athéisme.
Jaurès ne cesse donc d’articuler liberté, égalité,
laïcité, démocratie et socialisme. Il ne le fait pas de façon abstraite, mais
part des questions d’actualité en s’appuyant sur le mouvement social. Il ne
sépare jamais les questions les unes des autres mais pense l’émancipation de la
société dans sa globalité. Il ne sépare pas la laïcité de l’école de celle de
l’État, ni la démocratie politique et la démocratie économique et sociale. La
laïcité est la condition, la base, le commun dénominateur de toutes les
émancipations,.
Pour Jaurès, la laïcité suppose bien le renversement du
primat des « devoirs envers Dieu »
et l’affirmation de la prééminence des « droits de l’homme » et des « devoirs envers l’humanité ». Le 5 octobre 1913, Jaurès
s’exclamait encore : « Diderot
disait : « Elargissez Dieu » ; il est temps de dire :
« Elargissez l’homme »
Jean-Paul Scot
14 décembre 2012
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