vendredi 13 février 2015

Jaurès et la laïcité scolaire, par Jean-Paul Scot

« J’accepte pleinement, sans réserve aucune, le principe qu’est la laïcité[1] ». Dès son premier discours à la Chambre des députés, le 21 octobre 1886, le jeune élu centre gauche s’affirme pleinement conscient de l’enjeu que représente la laïcité de l’école publique : « Deux forces se disputent aujourd’hui les consciences : la tradition qui maintient les croyances religieuses et philosophiques du passé ; la critique, aidée de la science, qui s’attaque, non seulement aux dogmes religieux, mais aussi au spiritualisme … » Le professeur de philosophie, né à la vie intellectuelle par le rejet de l’intégrisme du pape Pie IX et la critique de l’idéalisme de Victor Cousin mais aussi du positivisme d’Auguste Comte, ne confond pas la laïcité avec l’athéisme ou l’hostilité à la religion, ni même avec l’anticléricalisme gallican ou la séparation du temporel et du spirituel. D’emblée, Jaurès affirme clairement sa conception de la laïcité scolaire :
l’école publique doit « assurer l’entière et nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances, car elle ne fait d’aucun dogme la règle de fonctionnement de la vie sociale. En matière d’enseignement philosophique et moral, l’État ne peut opposer son enseignement à la diversité de tous les esprits et de tous les milieux[2]. » La laïcité garantit la liberté de toutes les croyances au nom du respect dû à toutes les personnes, croyants comme incroyants, libres penseurs comme athées. Mais ce respect est dû aux croyants, pas aux croyances qui peuvent être soumises à la libre critique.
Jaurès serait-il un simple héritier de Jules Ferry comme certains le pensent en invoquant leurs lettres aux instituteurs ? Comme Ferry, Jaurès reprend les idées de Condorcet[3] affirmant que l’enseignement public doit faire découvrir aux enfants la différence entre l’opinion et le savoir, la croyance et la science : « L’enseignement public ne doit faire appel qu’à la seule raison et toute doctrine qui ne se réclame pas de la seule raison s’exclut d’elle-même de l’enseignement primaire[4]. » Mais alors que le vieux ministre entend que l’instruction morale et civique développe chez les élèves « le respect de la loi », la « soumission au devoir », « plus d’obéissance » et « plus de goût pour le travail[5] », le jeune député, qui n’est pas encore socialiste, estime que l’enseignement doit éveiller les enfants aux « idées de travail, d’égalité, de justice, de dignité humaine […] Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation[6] ». Si Ferry et Jaurès déclarent que la laïcité n’est pas une idéologie d’État, le premier pense qu’elle implique la neutralité de l’école alors que le second affirme que la République doit diffuser et garantir les principes universels des droits de l’homme, la liberté et l’égalité des droits sur lesquels elle est fondée.
Jaurès affirme également une dialectique originale des droits de l’enfance et des devoirs de l’« État enseignant ». Si Ferry faisait de l’instituteur « l’auxiliaire » du père de famille, Jaurès estime dès 1886 que « l’école ne continue pas la vie de famille, car elle inaugure et prépare la vie des sociétés ». Devenu « socialiste collectiviste dès 1892, il décline sans cesse ce thème de la mission civique de l’école publique : « La démocratie a le devoir d’éduquer l’enfance selon les principes mêmes qui assureront plus tard la liberté de l’homme. Il n’appartient à personne, ou particulier, ou famille, ou congrégation de s’interposer entre le devoir de la nation et ce droit de l’enfance[7]. » Jaurès s’inscrit ainsi dans la lignée de Proudhon et de Victor Hugo pour qui l’école doit permettre à l’enfant de s’émanciper de ses trois maîtres, le père de famille, le prêtre et le maître d’école lui-même. Il s’oppose sur ce point à nombre de républicains et de radicaux, en particulier à Clemenceau. Les pères de famille n’ont pas à imposer leurs conceptions des programmes, car s’ils veulent donner à leurs enfants une éducation religieuse au-delà de l’instruction publique, ils en ont la pleine possibilité depuis les lois scolaires. Le but de tout enseignement est de faire que les élèves apprennent à penser par eux-mêmes afin de devenir des citoyens libres et responsables. Jaurès n’exclut cependant pas les familles de l’école ; au contraire, il soutient les premières amicales de parents d’élèves et demande aux enseignants de rappeler aux familles leurs devoirs envers leurs enfants et les devoirs de l’État envers l’école publique. Mais pour lui, « si la démocratie fonde en dehors de tout dogme religieux toutes ses institutions, tout son droit politique et social […] si elle ne s’appuie que sur l’égale dignité des personnes humaines appelées aux mêmes droits et invitées à un respect réciproque, […] démocratie et laïcité sont identiques[8] ».
Depuis l’Affaire Dreyfus, Jaurès affirme avec plus de force que jamais que la véritable école libre est l’école laïque de la République : « Rendre à la nation l’enseignement de la nation est le premier devoir de la République[9]. » Les congrégations religieuses scolarisant encore dans le secondaire la moitié des élèves, Jaurès préconise dès 1902 la création d’un « service public national de l’enseignement où seraient appelés tous les enfants de France ». Son projet est aussitôt dénoncé comme un dangereux « monopole » d’État, non seulement par tous les cléricaux, mais aussi par des radicaux, tels Buisson au nom de la « liberté de l’enseignement », et Clemenceau qui crie au « projet collectiviste » et à la « tyrannie » d’un État omnipotent. Ainsi échoue l’intégration des écoles religieuses dans le service public d’éducation nationale. Jaurès légitime néanmoins l’interdiction d’enseignement des religieux par la loi du 7 juillet 1904 : « Seuls dans une démocratie républicaine ont le droit d’enseigner ceux qui reconnaissent, non à titre relatif mais à titre absolu, non à titre précaire mais à titre définitif, le droit à la liberté des personnes et des croyances[10]. » Les laïcs catholiques, dit-il, ont toute leur place dans les écoles publiques mais doivent respecter la liberté de conscience des élèves. Le gouvernement Combes se contente de séculariser les écoles religieuses qui survivent en tant qu’écoles privées au personnel théoriquement laïcisé. Et ainsi se perpétua le dualisme scolaire que Jaurès n’a jamais accepté. Mais, pour unifier un « service public national d’enseignement », encore fallait-il pour lui que les conditions d’enseignement des écoles publiques deviennent meilleures que celles des écoles privées : « avant d’aborder ce problème, avant de songer à étendre à d’autres l’enseignement de l’État, vous devez, dit-t-il aux députés en 1910, améliorer cet enseignement. Comment aurions-nous le droit de recruter des écoliers nouveaux si nous laissons des classes de 60, 70 élèves[11]. »     
Sans attendre, l’école laïque doit jouer un rôle social émancipateur. En 1886, Jaurès proposait déjà que « les programmes soient contrôlés par l’expérience même des enfants du peuple » et que les municipalités puissent établir des « écoles expérimentales » développant des initiatives pédagogiques novatrices. En 1888, il précisait déjà qu’il fallait « donner aux enfants du peuple un enseignement aussi plein et aussi complet que celui qui est donné aux enfants de la bourgeoisie. […] Je ne réclame pas pour eux la même culture sous la même forme, mais je ne sais pas en vertu de quel préjugé nous leur refuserions une culture équivalente. […] Il faut que les enfants du peuple soient mis en état de saisir rapidement les grands traits du mécanisme économique et politique.…[12]. » Ne pas admettre l’ouverture des programmes aux questions les plus sensibles, c’est « déserter l’esprit laïque et républicain ». Avec une continuité remarquable, il expose la mission émancipatrice et sociale de l’école publique. En 1905, saluant le premier congrès syndical des instituteurs, il insiste sur la solidarité qui doit exister entre le prolétariat en quête de son émancipation sociale et les enseignants qui doivent contribuer au développement intellectuel, social et moral des futurs travailleurs : « Dès maintenant, il y a entre les instituteurs et le prolétariat une solidarité profonde[13]. » Il ne demande pas aux instituteurs d’être des « prédicateurs du socialisme », ce qui serait contraire à la laïcité, mais d’initier les élèves, ces « coopérateurs futurs d’une démocratie sociale », à la compréhension du monde et des valeurs universelles. Ainsi seront-ils préparés au travail, à la lutte, à la vie pour la liberté et l’égalité car « c’est la vie qui est la grande institutrice ». En 1909, il exige pour les enfants du peuple un enseignement moderne qui ne soit pas une simple formation professionnelle, mais une découverte de la société, de l’histoire, de la vie : « Pour être vivant comme le peuple ouvrier lui-même, l’enseignement primaire doit n’oublier jamais qu’il s’adresse à une classe de producteurs. D’où la nécessité dans l’éducation de l’ouvrier dès l’école primaire, d’une culture générale, d’un ensemble de connaissances qui dépassent non pas son ambition de producteur, mais sa spécialité de métier[14]. » Par ses appels répétés aux instituteurs pour qu’ils prennent en charge des sociétés d’éducation populaire, il les invite à « ajouter à l’éducation à l’école l’éducation après l’école » afin de développer pleinement l’intelligence naturelle et les potentialités cachées des enfants du peuple. « Se perfectionner sans cesse soi-même, accroitre sa valeur technique et humaine, cultiver sa puissance de travail, sa puissance de pensée, sa puissance d’affection, prétendre vigoureusement au bonheur, et chercher en même temps un ordre où toutes les activités puissent se développer comme les siennes, ce sera l’idéal de l’homme nouveau[15]. »
Par son rôle capital dans la conception, l’adoption et la mise en œuvre de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat[16], tout comme par sa réflexion sur la mission émancipatrice de l’école publique, Jaurès en vient à préciser sa conception de la laïcité, en particulier dans son célèbre discours à la Chambre des 21 et 24 janvier 1910[17]. Répliquant aux évêques qui condamnent divers manuels de morale et d’histoire utilisés dans les écoles publiques au nom de la « neutralité de l’État », il dénonce « la plus perfide manœuvre du parti clérical » ; il s’indigne : « il n’y a que le néant qui soit neutre[18]. » Il répète que la neutralité n’a aucun sens quand il s’agit de faire connaître les découvertes de la science. La laïcité n’a rien à voir avec une « neutralité morte », ni avec la réserve officielle des fonctionnaires. « La neutralité serait comme une prime à la paresse de l’intelligence, comme un oreiller commode pour le sommeil de l’esprit[19]. » Là où les croyances divisent, le savoir réunit, la laïcité respecte. La laïcité n’est non plus réductible à la tolérance. Jaurès interpelle aussi tous ceux qui les confondent : « Nous ne sommes pas le parti de la tolérance – c’est un mot que Mirabeau avait raison de dénoncer comme insuffisant, comme injurieux pour les doctrines des autres – […] nous n’avons pas de la tolérance, mais nous avons, à l’égard de toutes les doctrines, le respect de la personnalité humaine et de l’esprit qui s’y développe[20]. » La tolérance n’est qu’une concession faite par l’Etat à des sujets, à des particuliers, à des communautés, et non la reconnaissance de ce droit irrévocable et égal pour tous les citoyens qu’est la laïcité.
« Laïcité de l’enseignement, progrès social, ce sont deux formules indivisibles » conclut Jaurès le 24 janvier 1910 à la Chambre. Aucun homme politique plus que lui n’a accordé autant d’attention aux questions de l’enseignement. Il s’en expliquait ainsi : « deux forces préparent l’avenir, sont l’avenir, la force du travail et la force du savoir. »

                                                                                                          Jean-Paul SCOT



[1] « Le droit des communes en matière d’enseignement primaire », discours de Jaurès à la Chambre des députés, le 21 octobre 1886.
[2] Ibidem.
[3] « Mémoires sur l’instruction publique », in Œuvres de Condorcet, éditées par François Arago, 1847-1849.
[4] discours de Jaurès à la Chambre des députés le 21 octobre 1886.
[5] Jules FERRY, « Lettre aux instituteurs », circulaire du 17 novembre 1883.
[6] Jean JAURES, « Lettre aux instituteurs et aux institutrices », La Dépêche, 15 janvier 1888, et « L’instruction morale à l’école », La Dépêche, 8 juin 1892.

[7] « L’enseignement laïque », Discours au lycée de Castres, 30 juillet 1904, L’Humanité, 2 août 1904.
[8] Ibidem.
[9] « L’École de la République », La Petite République, 3 août 1902.
[10] Discours de Jaurès à la Chambre des députés, 3 mars 1904.
[11] Discours de Jaurès à la Chambre des députés, 24 janvier 1910, brochure Pour la laïque.
[12] « L’enseignement des enfants du peuple », discours à la Chambre des députes, 1er décembre 1888, in Œuvres de Jean Jaurès, Fayard, tome 1, p. 271.
[13] « Les instituteurs et le socialisme », Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur (REPPS), in Jean Jaurès, De l’éducation (anthologie), édition établie par Madeleine Rebérioux, Guy Dreux et Christian Laval, Editions Syllepse, 2005, pp. 123-128.
[14]  « L’esprit de l’éducation populaire », REPPS, 3 octobre 1909. pp. 188-193.
[15] « Éducation postscolaire », REPPS, 30 septembre 1906, pp. 139-143.
[16] Jean-Paul SCOT, « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle. Comprendre la loi de 1905, Points Seuil, 2005.
[17] Discours édité en brochure par la Librairie de L’Humanité sous le titre Pour la laïque. Multiples rééditions.
[18] « Neutralité et impartialité », REPPS, 4 octobre 1908, pp. 176-177.
[19] « La valeur des maîtres », REPPS, 25 octobre 1908, p.182.
[20] Brochure  Pour la laïque.

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