« J’accepte
pleinement, sans réserve aucune, le principe qu’est la laïcité[1] ».
Dès son premier discours à la Chambre des députés, le 21 octobre 1886, le jeune
élu centre gauche s’affirme pleinement conscient de l’enjeu que représente la
laïcité de l’école publique : « Deux forces se disputent aujourd’hui les
consciences : la tradition qui maintient les croyances religieuses et
philosophiques du passé ; la critique, aidée de la science, qui s’attaque,
non seulement aux dogmes religieux, mais aussi au spiritualisme … » Le professeur
de philosophie, né à la vie intellectuelle par le rejet de l’intégrisme du pape
Pie IX et la critique de l’idéalisme de Victor Cousin mais aussi du positivisme
d’Auguste Comte, ne confond pas la laïcité avec l’athéisme ou l’hostilité à la
religion, ni même avec l’anticléricalisme gallican ou la séparation du temporel
et du spirituel. D’emblée, Jaurès affirme clairement sa conception de la
laïcité scolaire :
l’école publique doit « assurer l’entière et
nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances, car elle
ne fait d’aucun dogme la règle de fonctionnement de la vie sociale. En matière
d’enseignement philosophique et moral, l’État ne peut opposer son enseignement
à la diversité de tous les esprits et de tous les milieux[2]. » La laïcité garantit la
liberté de toutes les croyances au nom du respect dû à toutes les personnes,
croyants comme incroyants, libres penseurs comme athées. Mais ce respect est dû
aux croyants, pas aux croyances qui peuvent être soumises à la libre critique.
Jaurès
serait-il un simple héritier de Jules Ferry comme certains le pensent en invoquant
leurs lettres aux instituteurs ? Comme Ferry, Jaurès reprend les idées de
Condorcet[3] affirmant que l’enseignement public
doit faire découvrir aux enfants la différence entre l’opinion et le savoir, la
croyance et la science : « L’enseignement public ne doit faire appel
qu’à la seule raison et toute doctrine qui ne se réclame pas de la seule raison
s’exclut d’elle-même de l’enseignement primaire[4]. » Mais alors que le vieux ministre
entend que l’instruction morale et civique développe chez les élèves « le
respect de la loi », la « soumission au devoir », « plus
d’obéissance » et « plus de goût pour le travail[5] »,
le jeune député, qui n’est pas encore socialiste, estime que l’enseignement
doit éveiller les enfants aux « idées de travail, d’égalité, de justice,
de dignité humaine […] Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu’est
une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur impose la
souveraineté de la nation[6] ».
Si Ferry et Jaurès déclarent que la laïcité n’est pas une idéologie d’État, le
premier pense qu’elle implique la neutralité de l’école alors que le second affirme
que la République doit diffuser et garantir les principes universels des droits
de l’homme, la liberté et l’égalité des droits sur lesquels elle est fondée.
Jaurès
affirme également une dialectique originale des droits de l’enfance et des
devoirs de l’« État enseignant ». Si Ferry faisait de l’instituteur
« l’auxiliaire » du père de famille, Jaurès estime dès 1886 que
« l’école ne continue pas la vie de famille, car elle inaugure et prépare
la vie des sociétés ». Devenu « socialiste collectiviste dès 1892, il
décline sans cesse ce thème de la mission civique de l’école publique :
« La démocratie a le devoir d’éduquer l’enfance selon les principes mêmes
qui assureront plus tard la liberté de l’homme. Il n’appartient à personne, ou
particulier, ou famille, ou congrégation de s’interposer entre le devoir de la
nation et ce droit de l’enfance[7]. » Jaurès s’inscrit ainsi dans
la lignée de Proudhon et de Victor Hugo pour qui l’école doit permettre à
l’enfant de s’émanciper de ses trois maîtres, le père de famille, le prêtre et
le maître d’école lui-même. Il s’oppose sur ce point à nombre de républicains
et de radicaux, en particulier à Clemenceau. Les pères de famille n’ont pas à
imposer leurs conceptions des programmes, car s’ils veulent donner à leurs
enfants une éducation religieuse au-delà de l’instruction publique, ils en ont
la pleine possibilité depuis les lois scolaires. Le but de tout enseignement
est de faire que les élèves apprennent à penser par eux-mêmes afin de devenir
des citoyens libres et responsables. Jaurès n’exclut cependant pas les familles
de l’école ; au contraire, il soutient les premières amicales de parents
d’élèves et demande aux enseignants de rappeler aux familles leurs devoirs
envers leurs enfants et les devoirs de l’État envers l’école publique. Mais
pour lui, « si la démocratie fonde en dehors de tout dogme religieux
toutes ses institutions, tout son droit politique et social […] si elle ne s’appuie
que sur l’égale dignité des personnes humaines appelées aux mêmes droits et
invitées à un respect réciproque, […] démocratie et laïcité sont identiques[8] ».
Depuis
l’Affaire Dreyfus, Jaurès affirme avec plus de force que jamais que la
véritable école libre est l’école laïque de la République : « Rendre
à la nation l’enseignement de la nation est le premier devoir de la République[9]. » Les congrégations religieuses
scolarisant encore dans le secondaire la moitié des élèves, Jaurès préconise
dès 1902 la création d’un « service public national de l’enseignement
où seraient appelés tous les enfants de France ». Son projet est aussitôt
dénoncé comme un dangereux « monopole » d’État, non seulement par tous les
cléricaux, mais aussi par des radicaux, tels Buisson au nom de la
« liberté de l’enseignement », et Clemenceau qui crie au
« projet collectiviste » et à la « tyrannie » d’un
État omnipotent. Ainsi échoue l’intégration des écoles religieuses dans le
service public d’éducation nationale. Jaurès légitime néanmoins l’interdiction
d’enseignement des religieux par la loi du 7 juillet 1904 :
« Seuls dans une démocratie républicaine ont le droit d’enseigner ceux qui
reconnaissent, non à titre relatif mais à titre absolu, non à titre précaire
mais à titre définitif, le droit à la liberté des personnes et des croyances[10]. » Les laïcs catholiques,
dit-il, ont toute leur place dans les écoles publiques mais doivent respecter
la liberté de conscience des élèves. Le gouvernement Combes se contente de
séculariser les écoles religieuses qui survivent en tant qu’écoles privées au
personnel théoriquement laïcisé. Et ainsi se perpétua le dualisme scolaire que
Jaurès n’a jamais accepté. Mais, pour unifier un « service public national
d’enseignement », encore fallait-il pour lui que les conditions
d’enseignement des écoles publiques deviennent meilleures que celles des écoles
privées : « avant d’aborder ce problème, avant de songer à étendre à
d’autres l’enseignement de l’État, vous devez, dit-t-il aux députés en 1910,
améliorer cet enseignement. Comment aurions-nous le droit de recruter des
écoliers nouveaux si nous laissons des classes de 60, 70 élèves[11]. »
Sans
attendre, l’école laïque doit jouer un rôle social émancipateur. En 1886,
Jaurès proposait déjà que « les programmes soient contrôlés par
l’expérience même des enfants du peuple » et que les municipalités puissent
établir des « écoles expérimentales » développant des initiatives
pédagogiques novatrices. En 1888, il précisait déjà qu’il fallait « donner
aux enfants du peuple un enseignement aussi plein et aussi complet que celui
qui est donné aux enfants de la bourgeoisie. […] Je ne réclame pas pour eux la
même culture sous la même forme, mais je ne sais pas en vertu de quel préjugé
nous leur refuserions une culture équivalente. […] Il faut que les enfants du
peuple soient mis en état de saisir rapidement les grands traits du mécanisme
économique et politique.…[12]. » Ne pas admettre l’ouverture
des programmes aux questions les plus sensibles, c’est « déserter l’esprit
laïque et républicain ». Avec une continuité remarquable, il expose la
mission émancipatrice et sociale de l’école publique. En 1905, saluant le
premier congrès syndical des instituteurs, il insiste sur la solidarité qui
doit exister entre le prolétariat en quête de son émancipation sociale et les
enseignants qui doivent contribuer au développement intellectuel, social et
moral des futurs travailleurs : « Dès maintenant, il y a entre les
instituteurs et le prolétariat une solidarité profonde[13].
» Il ne demande pas aux instituteurs d’être des « prédicateurs du socialisme »,
ce qui serait contraire à la laïcité, mais d’initier les élèves, ces
« coopérateurs futurs d’une démocratie sociale », à la compréhension
du monde et des valeurs universelles. Ainsi seront-ils préparés au travail, à
la lutte, à la vie pour la liberté et l’égalité car « c’est la vie qui est
la grande institutrice ». En 1909, il exige pour les enfants du peuple un
enseignement moderne qui ne soit pas une simple formation professionnelle, mais
une découverte de la société, de l’histoire, de la vie : « Pour être
vivant comme le peuple ouvrier lui-même, l’enseignement primaire doit n’oublier
jamais qu’il s’adresse à une classe de producteurs. D’où la nécessité dans
l’éducation de l’ouvrier dès l’école primaire, d’une culture générale, d’un
ensemble de connaissances qui dépassent non pas son ambition de producteur,
mais sa spécialité de métier[14]. » Par ses appels répétés aux
instituteurs pour qu’ils prennent en charge des sociétés d’éducation populaire,
il les invite à « ajouter à l’éducation à l’école l’éducation après
l’école » afin de développer pleinement l’intelligence naturelle et les
potentialités cachées des enfants du peuple. « Se perfectionner sans cesse
soi-même, accroitre sa valeur technique et humaine, cultiver sa puissance de
travail, sa puissance de pensée, sa puissance d’affection, prétendre vigoureusement
au bonheur, et chercher en même temps un ordre où toutes les activités puissent
se développer comme les siennes, ce sera l’idéal de l’homme nouveau[15]. »
Par
son rôle capital dans la conception, l’adoption et la mise en œuvre de la loi
de séparation des Eglises et de l’Etat[16],
tout comme par sa réflexion sur la mission émancipatrice de l’école publique, Jaurès
en vient à préciser sa conception de la laïcité, en particulier dans son
célèbre discours à la Chambre des 21 et 24 janvier 1910[17].
Répliquant aux évêques qui condamnent divers manuels de morale et d’histoire
utilisés dans les écoles publiques au nom de la « neutralité de
l’État », il dénonce « la plus perfide manœuvre du parti
clérical » ; il s’indigne : « il n’y a que le néant qui soit
neutre[18]. » Il répète que la neutralité
n’a aucun sens quand il s’agit de faire connaître les découvertes de la
science. La laïcité n’a rien à voir avec une « neutralité morte », ni
avec la réserve officielle des fonctionnaires. « La neutralité serait
comme une prime à la paresse de l’intelligence, comme un oreiller commode pour
le sommeil de l’esprit[19]. » Là où les croyances divisent,
le savoir réunit, la laïcité respecte. La laïcité n’est non plus réductible à
la tolérance. Jaurès interpelle aussi tous ceux qui les confondent :
« Nous ne sommes pas le parti de la tolérance – c’est un mot que Mirabeau
avait raison de dénoncer comme insuffisant, comme injurieux pour les doctrines
des autres – […] nous n’avons pas de la tolérance, mais nous avons, à l’égard
de toutes les doctrines, le respect de la personnalité humaine et de l’esprit
qui s’y développe[20]. »
La tolérance n’est qu’une concession faite par l’Etat à des sujets, à des particuliers,
à des communautés, et non la reconnaissance de ce droit irrévocable et égal pour
tous les citoyens qu’est la laïcité.
« Laïcité
de l’enseignement, progrès social, ce sont deux formules indivisibles » conclut
Jaurès le 24 janvier 1910 à la Chambre. Aucun homme politique plus
que lui n’a accordé autant d’attention aux questions de l’enseignement. Il s’en
expliquait ainsi : « deux forces préparent l’avenir, sont l’avenir,
la force du travail et la force du savoir. »
Jean-Paul
SCOT
[1] « Le droit des communes en matière d’enseignement
primaire », discours de Jaurès à la Chambre des députés, le 21 octobre
1886.
[2] Ibidem.
[3] « Mémoires sur l’instruction publique », in Œuvres de Condorcet, éditées par
François Arago, 1847-1849.
[4] discours de Jaurès à la Chambre des députés le 21 octobre 1886.
[5] Jules FERRY, « Lettre aux instituteurs », circulaire du
17 novembre 1883.
[6] Jean JAURES, « Lettre aux instituteurs et aux
institutrices », La Dépêche, 15
janvier 1888, et « L’instruction morale à l’école », La Dépêche, 8 juin 1892.
[7] « L’enseignement laïque », Discours au lycée de Castres,
30 juillet 1904, L’Humanité, 2 août
1904.
[8] Ibidem.
[9] « L’École de la République », La Petite République, 3 août 1902.
[10] Discours de Jaurès à la Chambre des députés, 3 mars 1904.
[11] Discours de Jaurès à la Chambre des députés, 24 janvier 1910,
brochure Pour la laïque.
[12] « L’enseignement des enfants du peuple », discours à la
Chambre des députes, 1er décembre 1888, in Œuvres de Jean Jaurès, Fayard, tome 1, p. 271.
[13] « Les instituteurs et le socialisme », Revue de l’enseignement primaire et primaire
supérieur (REPPS), in Jean Jaurès, De
l’éducation (anthologie), édition établie par Madeleine Rebérioux, Guy
Dreux et Christian Laval, Editions Syllepse, 2005, pp. 123-128.
[14] « L’esprit de
l’éducation populaire », REPPS,
3 octobre 1909. pp. 188-193.
[15] « Éducation postscolaire », REPPS, 30 septembre 1906, pp. 139-143.
[16] Jean-Paul SCOT, « L’Etat
chez lui, l’Eglise chez elle. Comprendre la loi de 1905, Points Seuil,
2005.
[17] Discours édité en brochure par la Librairie de L’Humanité sous le titre Pour la laïque. Multiples rééditions.
[18] « Neutralité et impartialité », REPPS, 4 octobre 1908, pp. 176-177.
[19] « La valeur des maîtres », REPPS, 25 octobre 1908, p.182.
[20] Brochure Pour la laïque.
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