Jean-Charles Taugourdeau,
député de Maine et Loire, a déposé le 11 avril 2018 une proposition de loi
signée par quatorze de ses collègues « visant à encadrer le droit de
grève ».
Cette initiative a rencontré
très peu d'écho dans la presse nationale et régionale.
Elle mérite cependant qu'on
s'y arrête.
Toute proposition de loi doit
être précédée d'un exposé des motifs explicitant l'objet du texte et le contenu
de chaque article.
Celui qui précède l'énumération
des articles de la proposition de loi nécessite une lecture attentive.
Les auteurs rappellent d'emblée
que c'est le préambule de la Constitution de 1946 qui prévoit que « le
droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ».
Précisons que le préambule de la
Constitution de 1946 a été intégré dans la Constitution de 1958 et que ce texte
fait partie de ce que l'on nomme le bloc constitutionnel, le texte des
préambules ayant même force juridique que le texte de la Constitution.
Il en découle que le droit de
grève est un droit constitutionnel qui ne peut être mis en cause que par une
modification constitutionnelle.
Pour contourner cet obstacle, les
auteurs de la proposition de loi proposent
« d'encadrer » le droit de
grève, à noter qu’ « encadrer » va plus loin que
« réglementer ».
Ils constatent que « la
France est le pays où le recours à la grève est le plus pratiqué » et que
cela est « susceptible d'abus », ce qui est le cas « des grèves
à objectif purement politique et des grèves portant une atteinte excessive à la
continuité du service public ».
Afin d'appuyer leur propos, ils
se réfèrent à Margaret Thatcher qui a imposé des limites aux grèves politiques
« pour éviter que les dirigeants syndicaux deviennent les arbitres de
l'économie britannique » (sic).
Pour eux dans notre pays la
situation est intolérable puisque « Aujourd'hui, le lieu, le moment, la
spontanéité, la durée ou l'ampleur de la grève sont donc laissés à une libre
appréciation des salariés ».
Il serait donc temps de mettre un
peu d'ordre dans tout ça et d' encadrer sérieusement la « libre
appréciation des salariés ».
Une proposition de loi
liberticide
L'article 1 de la proposition de
loi stipule que « L'exercice du droit de grève ne peut porter que sur les
conditions de travail définies dans les protocoles d'accord, conventions
d'entreprises ou de branche. Toute participation à une grève politique est
constitutive d'une faute lourde justifiant le licenciement. ».
Voilà donc clairement interdite
pour tout salarié du public comme du privé la « grève politique ».
Problème : les auteurs de la
proposition de loi ne jugent pas utile de définir ce qu'est une grève
« politique ».
On pourrait multiplier les
exemples de grèves de portée professionnelle mais ayant un caractère politique.
Ainsi, le gouvernement décide de
refuser d'augmenter le SMIC, niveau de salaire de centaines de milliers de
salariés. Des syndicats appellent à la grève face à ce refus. Grève politique
ou pas ?
Une collectivité locale, dans le
cadre d'une politique d'austérité budgétaire, décide d'allonger la durée de
travail (sans augmenter le salaire) de certaines catégories de personnels qui
se mettent en grève. Grève pour le maintien des acquis ou grève politique ?
Décision est prise d'importantes
suppressions de postes dans une administration d'État. Grève concernant les
conditions de travail ou grève politique face à une politique mise en œuvre par
un ministre ?
Pour se situer dans l'actualité,
on peut dire qu'au vu de cet article de la proposition de loi, la grève menée
par les cheminots pourrait être facilement qualifiée de
« politique », ce qui permettrait de licencier les grévistes pour
faute lourde.
C'est même peut-être à ça que
rêvent, sans l'avouer, JC Taugourdeau et ses collègues.
Mais cela ne leur suffit pas.
Dans un article 2 de la même
proposition de loi, il est indiqué que pour pouvoir faire grève, il faudra
dorénavant consulter au préalable les salariés : « Pour être légale,
la grève doit être votée par un scrutin organisé à bulletin secret et sous
réserve que 50 % au moins des salariés de l'entreprise s'y déclarent
favorables. »
Les rédacteurs jugent utile de
préciser que les conditions de vote sont définies par l'employeur, la
consultation « portant sur l'opportunité de la grève ».
Pour y voir clair, prenons un cas
d'école.
Des délégués syndicaux élus, donc
représentants du personnel, revendiquent une augmentation salariale, échec des
négociations. L'employeur organise comme il le veut – voir ci-dessus – un vote
dans l'entreprise et demande aux salariés de répondre à la question
suivante : « Voulez-vous faire grève pour une augmentation salariale
sachant qu'en tout état de cause la direction n'accordera rien et que les
éventuels grévistes verront leur promotion bloquée pendant dix
ans ? »
Autre hypothèse : la grève a
bien lieu et débouche sur une augmentation de salaire, les salariés qui ont
voté contre la grève toucheront-ils eux aussi cette augmentation ?
Enfin les auteurs du texte
ignorent-ils, ou feignent-ils d'ignorer, que lorsque des organisations
syndicales appellent à la grève, tout salarié de l'entreprise est absolument
libre de suivre ou pas cet appel ?
Quelques nécessaires
commentaires
Observons tout d'abord que ces
députés paraissent avoir une connaissance très limitée du monde du travail et
de la réalité des relations entre salariés et employeurs.
Ils semblent ignorer que de très
nombreuses questions font déjà l'objet de négociations annuelles obligatoires
comme les salaires ou le temps de travail.
Dans leur exposé des motifs, ils
s'alarment du nombre élevé de grève en France indiquant le nombre de 801 grèves
en 2016.
On s'en tiendra pour notre part
au rapport publié par le ministère du Travail qui fournit les chiffres de
l'année 2015. (1)
On y lit que 1,3 % des
entreprises de plus de 10 salariés ont connu une ou plusieurs grèves durant
l'année 2015 ; nous sommes bien loin d'un monde des entreprises submergé
par d'incessants arrêts de travail.
Ils ignorent aussi la multitude
des accords passés entre employeurs et salariés
Ainsi, au niveau des entreprises,
on compte 71 100 textes négociés débouchant sur 42 200 accords dont
35 028 signés par les organisations syndicales.
Le taux de signature par
organisation syndicale est le suivant : 58 % pour la CFDT, 46 %
pour la CGT, 35 % pour la CGC, 34 % pour FO et 21 % pour la
CFTC.
S'agissant des accords
interprofessionnels et de branche, les taux de signature sont les
suivants : 88,6 % pour la CFDT, 76,8 % pour la CFTC, 69 %
pour FO et 32,5 % pour la CGT.
Nous sommes très loin d'une
situation où il y aurait refus systématique de négocier pour l'ensemble du
monde syndical et la démocratie sociale demeure – encore – une réalité.
Pour les auteurs de cette
proposition de loi, un vote des salariés à plus de 50 % semble être
l'alpha et l'oméga de la légitimité.
On pourrait les inviter à élargir
leur propos et inspirer, à partir du même principe, une loi décrétant que tout
candidat à toute élection ne pourra être élu que si au moins 50 % - voire
60 ou 70 % - des électeurs inscrits se sont exprimés, ce qui ferait d'eux
des élus incontestablement légitimes.
Lorsqu'on prétend légiférer à
propos d'un droit fondamental et constitutionnel, un minimum de hauteur de vue
s'impose.
Il fut un temps où on ne
contestait pas le droit de grève à coups de consultation préalable mais de
fusils Chassepot comme à Fourmies un certain premier mai.
La grève est devenue légitime
puis légale à l'issue de décennies de luttes des salariés de notre pays.
Quant à l'interdiction de la grève
« politique », un coup d'œil historique aurait dû conduire les
auteurs de cette proposition de loi à y réfléchir à deux fois.
On citera celle des mineurs du
Nord sous l'occupation allemande et celle des salariés de la région parisienne
au moment de la libération de Paris.
L'objection de temps
exceptionnels est en partie recevable.
Faisons alors un saut dans le
temps pour évoquer la grève du 21 avril 1961, grève générale d'une heure à
l'appel de la CGT, la CFTC, la FEN et l'UNEF suivie par 10 millions de salariés
du public et du privé.
Une grève éminemment politique
puisqu'il s'agissait de protéger la République contre un coup d’État militaire
lancé par quelques généraux en Algérie.
Si la loi proposée par
Jean-Charles Taugourdeau avait alors été en vigueur, y aurait-il eu
10 millions de salariés « licenciés pour faute lourde »
?
Jean-Louis Grégoire
vraiment culotté ce député
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