La
question de la laïcité dans son rapport à la philosophie doit être comprise à
partir de son deuxième terme, en priorité : la philosophie. Car c’est à
partir de là, à savoir de la réflexion rationnelle la plus exigeante qui soit,
dans son principe, que la question concrète, en l’occurrence politique, de la
laïcité, qui nous importe à tous, pourra être traitée dans un sens disons
universel, même si, hélas, tous les pays ne sont pas également parvenus à la
réponse de principe que je vais vous proposer. Je dis hélas, tout de suite, car
la conjoncture internationale mais aussi nationale, nous met en face d’un
dangereux retour du religieux dans la sphère publique, sous diverses formes, auquel
les citoyens laïques que nous sommes ne s’attendaient pas il y a encore
quelques années. Nous devons donc non seulement y faire face, mais y répondre
vigoureusement et rigoureusement car le rapport à la religion est bien au cœur de
la laïcité et de l’émancipation quelle
vise.
Je
rappelle simplement quelques faits incontestables, quoique dans le désordre,
qui imposent cette urgence d’une réponse à la fois théorique et militante. En France,
il y a la résurgence d’un catholicisme intégriste qui entend, sinon remettre en
cause la loi de 1905 de la séparation de l’Etat et des Eglises, en tout cas
maintenir l’exception de l’Alsace et de la Lorraine et qui, surtout, entend investir
la
sphère publique : il y a ainsi la montée politique d’un catholicisme militant, de droite ou d’extrême-droite,
qui veut imposer sa vision des mœurs, spécialement sexuelles, dans le domaine
des lois. En Europe, on assiste à la volonté d’enraciner celle-ci dans une
tradition chrétienne qui n’a eu de cesse, pourtant, de s’opposer à la
démocratie et à la liberté d’examen, avec comme tristes exemples actuels et
extrêmes, la Pologne
ou la Hongrie. Enfin,
il y a le drame de l’intégrisme musulman, qui soumet tout à la croyance divine,
impose des modes de vie rétrogrades et aliénants, et s’oppose largement à la
connaissance scientifique comme à la libre expression des convictions. Cela se
confirme, hors du seul l’islam, par une montée irrationaliste, à l’échelle
mondiale, d’un mouvement intellectuel revenant au créationnisme chrétien, qui
s’oppose à la théorie matérialiste de l’évolution de Darwin, pourtant
scientifiquement avérée, et dont l’enseignement, ici ou là, se trouve
même interdit ou empêché – ce qui porte atteinte à la laïcité de ce même
enseignement puisqu’il est alors soumis à la croyance religieuse. D’où
l’importance du questionnement de fond et de principe qui va suivre :
comment la philosophie, avec son objectif d’émancipation intellectuelle et
personnelle qui est le sien, se situe-t-elle par rapport à la religion ?
Je répondrai en deux points, qui éclaireront la question institutionnelle et
directement politique de la laïcité.
La philosophie met entre parenthèses les
croyances religieuses au nom de la raison
La
philosophie, par définition, a un double objectif, théorique et pratique :
la Vérité et
le Bien. Elle l’a toujours eu, même si c’est sous des formes qui ont changé,
spécialement dans sa relation à la science : soit elle a intégré en elle
la science réelle comme chez Aristote affirmant que « le philosophe est
celui qui possède la totalité du savoir dans la mesure du possible » ou
comme chez Descartes ; soit elle s’est faite passer pour un savoir
concurrençant celle-ci ou la complétant, dans le domaine métaphysique en
particulier ; soit enfin et aujourd’hui, confrontée à une connaissance
scientifique qui envahit tous les aspects du monde, homme compris, et elle impose
un point de vue matérialiste, elle décide de s’en faire l’écho dans ses propres
élaborations, renonçant ainsi à ce qu’on appelle, d’une manière critique, la
spéculation qui se contente d’interpréter
la réalité et ne la connaît point. Mais ce qui importe, dans tous les cas,
c’est que dans son travail intellectuel elle ne fait appel qu’à la raison humaine, dont elle admet
l’universalité, et donc le fait que, d’emblée et nécessairement, elle met entre parenthèses les croyances et, spécialement, les croyances religieuses. Deux exemples,
célèbres. Pour Platon, qui est un peu le fondateur de la philosophie, celle-ci
commence par une critique de l’opinion,
qui est une croyance aux formes et aux sources multiples, j’entends par là
qu’elle la met hors-jeu, en détourne l’intelligence
et demande à celle-ci de commencer par l’accès au savoir mathématique, modèle
même, à l’époque, d’une discipline rationnelle possédant des vérités et dont le
philosophe va devoir s’inspirer dans sa propre démarche. « Que nul n’entre
ici s’il n’est géomètre » indiquait-il à l’entrée de son Ecole. Autre
exemple, encore plus probant :
Descartes. Son itinéraire philosophique commence par un doute radical basé sur
la raison et qui élimine toutes les
croyances qu’il avait jusqu’alors, ce qu’il appelle « toutes les croyances
que j’avais reçues en ma créance », et cela pour assurer un vrai fondement
aux sciences qu’il voulait atteindre et leur garantir une certitude
universelle. Il ne se veut pas « théologien » dit-il, car cela
voudrait dire que ce qu’il devrait penser dépendrait d’une instance
irrationnelle préalable et au-dessus de la raison, et il faudrait alors qu’il
soit « plus qu’homme » pour fonctionner ainsi. C’est pourquoi toute
sa philosophie entend se déployer sur un plan de rationalité certaine
accessible à tous. Cela ne veut pas dire que, en fait, son discours philosophique ne dépende pas d’une croyance
religieuse, au contraire – et cela est vrai pour beaucoup d’autres philosophies
–, puisqu’il va retrouver l’existence de Dieu à l’issue de ce qu’il croit être
une authentique démonstration de type mathématique, et ce n’est pas pour rien
que je dis : « ce qu’il croit
être une démonstration, etc. ». car cela n’en était pas une. Cependant
il prétendait bien se situer en droit
dans le cadre d’une démarche rationnelle, allant de vérité en vérité, faisant
même de la métaphysique une science et même la science suprême !
On
voit donc que, si la philosophie passée a pu s’illusionner sur son statut
intellectuel, ignorant le conditionnement idéologique religieux dont elle était
victime, elle avait malgré tout la prétention de constituer un savoir rationnel
et ambitionnait de parvenir à une vérité indépendante
de toute croyance religieuse
particulière – et l’on sait que ces croyances sont diverses, contrairement
à la vérité qui est une. Elle nous offre donc ici, dans son intention vigoureusement
proclamée en tout cas, un modèle de neutralité à l’égard des religions. Par où
nous retrouvons pleinement la question politique de la laïcité ! Car je
rappelle sa définition, à ce niveau proprement intellectuel : la loi de
séparation des Eglises et de l’Etat de 1905, consolidée en 2017, affirme
que « la
République assure la liberté de conscience », donc le
droit de croire dans le domaine religieux, de changer de croyance ou de ne pas
croire : j’y insiste :
« ou de ne pas croire ». Et
l’article 2 ajoute qu’« elle ne reconnaît aucun culte », donc qu’elle
ne favorise aucune croyance religieuse particulière alimentant ce culte, ce qui
va dans le même sens. Or, qu’est-ce que cette « liberté de
conscience », si l’on y réfléchit bien, sinon l’idée que l’on n’a pas à
soumettre la conscience individuelle à une instance de croyance extérieure à elle et que c’est d’elle que doivent provenir ses
convictions dans l’ordre métaphysique, qui est précisé le domaine du religieux ?
Certes, il est question d’abord de la conscience qui croit, dont la liberté
d’existence et d’expression est alors garantie. Mais pas seulement, puisque la
liberté de ne pas croire est tout autant explicitement assurée. Or, sur quoi
peut reposer l’autonomie de la conscience non croyante (ou athée) sinon sur
l’intervention de la raison humaine dans un cheminement personnel dont la
philosophie nous offre le modèle et nous transmet l’exigence ? D’ailleurs
le siècle des Lumières ira bien plus loin que l’exemple que nous a fourni
Descartes, et c’est Kant qui dira, dans ce domaine mais aussi dans d’autres
comme la politique, que la devise des Lumières est : « Sapere
aude », c’est-à-dire « Ose savoir » ou encore « Ose penser
par toi-même », « Sers-toi de ton entendement » pour devenir
majeur et non rester mineur comme celui qui reste enfermé dans ses croyances
initiales, lesquelles lui viennent de l’extérieur et de son enfance !
C’est dire à quel point la philosophie dans
son essence est laïque, même si celle-ci a été trahie historiquement, comme
au 19ème siècle lorsque Victor Cousin interdisait le matérialisme
dans l’enseignement. Elle ne saurait donc, dans son fonctionnement scolaire ou
universitaire, en tout cas, imposer la
moindre conviction métaphysique, elle sollicite le débat libre et
contradictoire, sans pour autant renoncer à une position particulière dès lors
que celle-ci est argumentée rationnellement et non fondée sur la seule
croyance. Dit autrement : la philosophie, dans son esprit comme dans son
enseignement où elle doit favoriser la liberté de pensée, est ou doit être le modèle même de la laïcité institutionnelle. Et celle-ci, par sa neutralité revendiquée (l’article 2),
rejoint précisément la mise entre parenthèses des croyances particulières préalables,
individuelles ou de groupe, qui fonde la démarche philosophique J’ajoute
seulement, pour être complet, que la « Convention européenne de sauvegarde
des droits de l’homme » de 1950 dans son article 9, elle, ne va pas dans
ce sens, et ce n’est pas un hasard puisqu’elle implique l’Europe qui n’est
pas unanimement laïque : elle autorise la manifestation publique de la
religion dans l’enseignement… ce qui constitue un non-sens inacceptable
sauf à préciser qu’il s’agit d’un enseignement privé… ce qu’elle ne fait
pas !
La philosophie et la critique laïque des
croyances religieuses
Nous
abordons ici un problème plus délicat et que je vais formuler sous la forme
d’une thèse impérative, quitte à estimer insuffisantes à la fois la loi de
1905, même réaffirmée et précisée aujourd’hui, et notre Constitution lorsqu’elle
affirme que la République étant laïque, elle « respecte toutes les
croyances » (article 1). En effet, ce modèle de laïcité que doit être la
philosophie dans sa pratique publique n’est pas seulement neutre par rapport aux croyances religieuses au départ de son
exercice ; il a d’emblée pour fonction légitime de les examiner d’une manière critique, quand cela s’impose du point
de vue de la raison. Précisons d’emblée : les examiner d’une manière
critique ne signifie pas les critiquer automatiquement d’une manière
unilatérale, donc les condamner dans leur ensemble, mais, conformément à l’idée
de « critique », faire le tri
en elles entre ce qui vaut et ce qui ne vaut pas, à la lumière toujours de la
raison humaine et de ses valeurs universelles. C’est à nouveau la base de la
philosophie, dont je montrerai quelques exemples célèbres. Kant, pourtant
croyant par ailleurs à titre individuel, en est le meilleur exemple lorsque
qu’il dit, dans la préface à la première
édition de la Critique de la raison pure, que tout doit se
soumettre à cet examen critique public. Je cite intégralement ce passage, même
s’il est un peu long et s’il ne concerne pas seulement la religion :
« La religion, alléguant sa sainteté et la législation sa majesté,
veulent d’ordinaire y échapper ; mais alors elles excitent contre elles de justes
soupçons et ne peuvent prétendre à cette sincère estime que la raison accorde
seulement à ce qui a pu soutenir son libre et public examen. » Passage exceptionnel
du point de vue de la laïcité qui nous occupe : celle-ci ne doit pas préconiser
le respect inconditionnel de toutes les croyances, en l’occurrence religieuses,
telles qu’elles sont et se donnent, mais elle ne doit les admettre que si elles
ont été justifiées et acceptées par la raison à l’issue de leur examen critique. A l’inverse, cet examen
peut et doit entraîner leur critique
directe, donc leur condamnation
et leur rejet, quand celles-ci
contreviennent à la raison. Leur critique se fait alors aussi pratique,
même quand elle engage la dimension théorique de son objet. Mais tout cela
doit être précisé avec soin pour éviter tout dérapage sectaire.
Il
y a d’abord le devoir de critiquer théoriquement la religion quand ses dogmes
s’opposent, de fait, aux acquis de la science, ce qui a toujours été le cas (je
dis bien : toujours), dans un premier temps tout au moins. Pensons au
refus de la cosmologie de Galilée par l’Eglise catholique à la fin du Moyen Age
ou, plus tard, à son refus de la théorie de l’évolution de Darwin, pourtant
clairement attestée dans ses grandes lignes. Il a fallu un siècle et demi pour
qu’elle en admette la validité par la bouche du pape Jean-Paul II, en 1996,
devant l’Académie pontificale des sciences, mais sous une forme timorée et
surtout partielle : timorée lorsqu’elle affirme qu’il y a là « plus
qu’une hypothèse » et partielle parce qu’elle la reconnaît pour le corps
de l’homme mais non pour son esprit, qui demeure pour elle d’origine
surnaturelle et donc d’essence non matérielle – ce qui est le contraire de la
conception complète de Darwin exprimée dans La
filiation de l’homme. Dans les deux cas, ce qui est en jeu c’est la
croyance aveugle et dogmatique en la vision du monde et de l’homme contenue
dans la Bible :
le géocentrisme et la thèse de la création divine des espèces telle que la Genèse l’expose. Et il faut
rappeler qu’elle n’a eu de cesse de combattre d’une manière haineuse, voire
meurtrière, ceux qui, dans leurs déclarations publiques et leurs écrits,
s’opposaient à ses dogmes ; pensez à Giordano Bruno, brûlé à Rome pour
avoir déjà défendu la thèse de l’héliocentrisme ! Et elle ne respectait
pas les tenants d’une autre doctrine religieuse, ni les incroyants comme la
laïcité l’exige désormais ! Cette attitude d’hostilité à la science fait
un retour en force aujourd’hui, à partir des Etats-Unis, avec le
« créationnisme » qui soutient à la lettre le texte biblique de la
création divine du monde et des espèces, prétendant même la dater
scientifiquement à 4 000 ans à peu près, ou encore, sous une forme plus subtile,
avec la théorie de « L’intelligent design » qui affirme que
l’évolution, avec son progrès vers l’homme, ne peut être comprise que sur la
base d’un projet divin qui l’a finalisée. Et elle fait passer cela pour un
point de vue rigoureusement scientifique, se situant sur le terrain de la
science la plus avancée ! A quoi il faut ajouter, bien évidemment, ce qui
se passe dans le monde musulman. Il faut savoir que ceux qui se réclament du
Coran excluent que l’homme ait une quelconque ascendance animale, ils refusent
radicalement le darwinisme (voir son interdiction officielle en Turquie récemment)
et préconisent eux aussi une propagande en faveur du créationnisme : je
vous signale qu’un luxueux Atlas de la
création a été envoyé gratuitement en France dans les institutions
éducatives, venant de la même Turquie, qui entend lui aussi réfuter le
darwinisme sur une base qui n’a rigoureusement rien de scientifique. Plus
largement d’ailleurs, un livre récent a très bien montré à quel point la
religion musulmane dévalorise les sciences positives et situe la vraie science
en Dieu et donc dans le Coran qui l’exprime et que les musulmans veulent imposer
à tous ! C’est l’occasion de signaler, hélas, un danger qui nous menace
dans l’école elle-même, du fait du gouvernement de François Hollande et dont
vous n’êtes peut-être pas au courant. Un livret « Laïcité » a été
publié depuis 2015 à destination des directeurs d’établissements scolaires, qui
consiste en particulier en deux recommandations, très graves selon moi : 1
Ne pas mettre en confrontation les
croyances religieuses et les connaissances scientifiques pour ne pas heurter les élèves croyants, ce qui veut dire
ne pas mettre en débat, je cite, « la question de la vérité de la croyance
religieuse » ! 2 Dans les cours de sciences (physique, SVT) ne pas
affirmer la supériorité de la science sur les croyances. Bref, et par exemple,
on peut et même on doit laisser les élèves croire que la terre est le centre du
monde ! C’est bien entendu scandaleux car cette préconisation est
contraire au devoir d’enseigner la vérité contre les croyances qui s’y
opposent, ce qui constitue le fond rationaliste de la philosophie quand elle
parle des sciences ou s’en inspire. Je précise que ce devoir ne relève pas
seulement d’une déontologie intellectuelle inhérente à la philosophie, mais
répond aussi à son souci d’émanciper l’homme. Car c’est la vérité qui libère,
alors que l’ignorance, l’erreur et l’illusion aliènent l’homme et contribuent à
son malheur. J’y reviendrai dans ma conclusion générale.
Mais
il y aussi une autre dimension de la critique des religions qui est proprement pratique et qu’une laïcité qui n’est pas de complaisance se doit de
mettre en avant, quitte à le faire en tenant compte de deux nuances importantes.
Elle n’est vraiment apparue en philosophie qu’au 18ème siècle, celui
des Lumières, donc, et elle est trop souvent passée sous silence aujourd’hui,
alors qu’elle est essentielle du point de l’objectif du bien ou d’une vie bonne
qui est également celui de la philosophie. On la trouve chez Hume dans
plusieurs textes, mais aussi chez Kant d’une manière assez formidable ou encore
chez Rousseau (comme on la trouvait déjà chez Spinoza). Première nuance ou
précision importante : cette critique ne vise pas la foi intime par laquelle chacun peut être tenté et qui répond au
questionnement métaphysique qui peut habiter tout homme, mais les religions positives (comme on dit) avec,
à chaque fois : une conception du
monde posant une transcendance et engageant une vision de l’homme, une
communauté de fidèles avec un culte qui
les réunit et, enfin, un appareil
d’Eglise qui ordonne tout cela et joue un rôle actif dans la société, voire
même revendique ce rôle. Cette critique irréligieuse a été courageuse, impitoyable
et lucide. Je ne peux développer longuement, mais Hume a écrit une Histoire naturelle de la religion qui
démythifie son caractère surnaturel en l’expliquant à partir de
l’expérience ; et il a par ailleurs dénoncé vivement les défauts des
hommes d’Eglise : leur goût du pouvoir, leur ambition, leur hypocrisie,
etc. Quand on voit les mœurs du Vatican, dont même le pape François a critiqué
le « vide spirituel » aujourd’hui, ou le parcours de Tarik Ramadan,
on se dit que peu de choses ont changé ! Rousseau, lui, voyait dans les
chrétiens de « mauvais citoyens » parce qu’ils préfèrent Dieu et leur
salut individuel au bien public, qui relève de la politique. Enfin il y a Kant,
à nouveau, qui a écrit un livre étonnant et audacieux, La religion dans les limites de la simple raison, dans lequel il
entend distinguer en elle ce qui est acceptable par la raison et ce qui lui paraît
irrationnel et, surtout, déraisonnable, partie qui doit alors être rejetée au
nom même des valeurs universelles de la rationalité et de la morale. C’est ainsi
qu’il récuse théoriquement la croyance au sacrifice d’Abraham, un Dieu
raisonnable ne pouvant avoir commandé un meurtre qui est, au surplus, un
infanticide ! De même, il s’en prend à la sacralisation du culte selon
laquelle celui-ci nous confèrerait un mérite aux yeux de Dieu. Seule la
conduite morale nous donne un véritable mérite, soutient-il justement. Que
peut-on objecter à ces jugements ? Par contre, ils lui ont valu la censure
de l’époque, la troisième partie du livre n’ayant pas été publiée, et on lui a
enjoint de ne plus parler de religion dans ses ouvrages ! Et je passe sur
la critique intransigeante que l’on doit faire du Coran, avec ses interdits et
les mœurs qu’il commande, incompatibles avec un humanisme universaliste comme
avec toute laïcité, mais il faut l’indiquer pour ne pas concentrer la critique sur
le seul christianisme au niveau pratique.
Cependant,
il y a aussi la critique propre aux penseurs du 19ème siècle et du
20ème siècle, totalement inédite et qu’on trouve chez Feuerbach,
Marx, Nietzsche et Freud, auteurs eux aussi mis prudemment de côté dans
l’enseignement (hormis Freud), jusqu’à une date assez récente. Première
idée : ils entendent d’abord expliquer
l’origine de la religion à partir de l’homme – « C’est l’homme qui fait
la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme » dit Marx, reprenant
Feuerbach – et ils l’expliquent à partir de sources diverses et
complémentaires : l’homme en général pour Feuerbach, l’histoire et la
société pour Marx, la vie biologique et psychologique pour Nietzsche et, enfin,
la vie psychologique inconsciente, sinon sexuelle, pour Freud. Cela constitue
déjà en soi une forme de critique, mais théorique comme chez Hume, puisque
cette explication détruit la conscience de soi de la religion, qui lui est
consubstantielle et lui attribue un caractère surnaturel essentiel. Cependant,
c’est l’autre dimension de l’approche
qui m’importe ici : l’analyse de l’effet
de la religion sur l’homme. Car elle ne se contente pas de dire qu’elle s’enracine dans le malheur humain (pour
résumer), mais qu’elle l’alimente activement
par toute une série d’aspects concrets. Deux exemples seulement. Pour Marx,
elle constitue un « opium » qui endort la souffrance du peuple dans
l’espoir d’un au-delà imaginaire, mais qui, du coup, l’empêche de s’en
libérer : la religion est aliénante, elle fait du mal à l’homme en le
détournant de se battre contre sa situation concrète. Pour Freud, c’est presque
pire : elle constitue une « névrose collective » qui vient de
notre enfance quand elle s’est mal passée, mais, par les compensations
imaginaires qu’elle nous apporte, elle nous enfonce dans cette névrose et dans
l’infantilisme qui l’accompagne. Ici aussi, elle fait du mal à l’homme, sous
couvert de l’aider à vivre ! A l’horizon de toutes ces explications
critiques, il y a donc un idéal multiple et foisonnant d’émancipation, de
bonheur et de liberté, qui rejoint à nouveau l’ambition pratique de la
philosophie.
Conséquence
ou conclusion, en deux temps, avec la deuxième nuance que j’ai annoncée. Il est
clair que la laïcité, si elle exige une approche pluraliste des convictions métaphysiques,
indémontrables mais aussi non réfutables, dans l’enseignement en particulier
(mais dans les médias aussi, qui l’oublient souvent), ne se confond pas ici avec
la neutralité : apprendre à
penser librement ne signifie pas que tout se vaut et peut se dire. Dans le
domaine théorique, on ne saurait accepter les préjugés intellectuels d’un autre
âge qui sont, eux, réfutés définitivement par la science, sauf à revenir ou à
faire revenir au Moyen Age. Et dans le domaine pratique, on ne saurait renoncer
à dénoncer tout ce qui, dans les religions, contribue à nourrir le malheur
humain, qu’il soit social, en y incluant
le soutien qu’elles ont apporté aux pires régimes dans l’histoire, ou qu’il
soit individuel avec des interdits absurdes qui ont porté atteinte à la vie
sensible de l’être humain : pensons
à la litanie des pêchés qui a culpabilisé et mutilé les hommes et les femmes
dans leur existence concrète, comme le pêché de chair ou la condamnation de
l’homosexualité, qui est présente dans les trois monothéismes. Du coup, il faut
renoncer à l’idée que l’on trouve exprimée dans l’article 1 de notre
Constitution elle-même, qui date de 1958, à savoir que notre République, en
tant qu’elle est laïque, « respecte toutes les croyances ». Ce
principe, qui équivaut à un impératif, n’est pas acceptable tel quel au vu de
tout ce que j’ai dit et je rejoins ici, à ma manière, un propos tenu par
Catherine Kintzler récemment : non seulement on a le droit, mais on a le
devoir de critiquer, et non de
respecter, le contenu de certaines
croyances quand il contredit frontalement des valeurs universelles issues de la
raison humaine comme la vérité scientifique, le droit à penser par soi-même
mais aussi le respect dû à la vie humaine, à son épanouissement et à sa
liberté.
Par
contre, et c’est là la nuance importante qu’il faut apporter, la critique des
croyances dans leur contenu ne saurait justifier que l’on s’en prenne en quoi
que ce soit aux croyants eux-mêmes, à
leur personne et à leur liberté d’exprimer
leurs croyances d’une manière ou d’une autre. Ce serait leur manquer de ce
respect humain et moral dont précisément nous nous réclamons.
Reste
que ce droit d’expression, au motif de respecter les croyants dans leur
individualité spirituelle, est parfois problématique et ne saurait être conçu
d’emblée comme inconditionnel. La loi républicaine elle-même le dit en exigeant
que cette expression ne porte pas atteinte au vivre-ensemble ou encore quand
elle interdit désormais l’expression du racisme. C’est là, malgré tout, une
question délicate dans le domaine religieux (et Kintzler le reconnaît), mais
mon argument est le suivant : d’abord nier cette limite ce serait revenir
en arrière et au respect aveugle de toutes les croyances, quitte à entretenir
les conflits qu’elles ont souvent entre elles ; mais surtout, ce
serait oublier le statut des
croyances religieuses dans leur expression publique :
elles ne sont pas seulement intellectuelles et subjectives ou intimes, elles
peuvent entraîner des comportements dans la sphère sociale et elles en revendiquent
même le droit, ne voulant pas s’en tenir à une religiosité intérieure ou privée.
Elles ont donc l’ambition de produire des effets
pratiques, des comportements qui sont parfois interdits par la loi
républicaine et la morale qui l’inspire, pour autant qu’elles se revendiquent
de valeurs qui s’y opposent : l’antisémitisme, le rejet violent et méprisant
de l’incroyance, la défense de mœurs rétrogrades comme l’obligation du mariage
à vie, le rejet de conquêtes incontestables comme l’égalité de l’homme et de la
femme, la diversité sexuelle, la contraception, le droit au libre examen de toutes choses,
etc., etc. C’est donc l’acceptation de l’expression inconditionnelle de toutes ces croyances qui fait problème et ne
saurait être acceptée, par principe, dans le cadre de la laïcité que nous
voulons. Sinon nous allons verser, si ce n’est pas déjà le cas, dans une
conception de la laïcité impliquant l’idée frileuse et lâche de tolérance, à laquelle je préfère celle
de respect. La tolérance consiste à
accepter dans les faits ce qu’on n’apprécie pas en droit et frise parfois la
lâcheté. Le respect, lui témoigne d’une valeur inhérente à la personne
humaine. Dans notre cas, il s’agit de
respecter le droit de tous à la libre expression de ses convictions, mais qui
implique qu’elles respectent elles-mêmes les lois du vivre-ensemble
républicain, qui suppose que tout ne soit pas respectable et donc tolérable. C’est
pourtant cette conception de la laïcité qui domine aujourd’hui, hélas, et qui
se traduit par l’idée d’une laïcité molle, communautariste, de type anglo-saxon
et dite « ouverte », telle qu’on a pu en trouver une expression
dans la Lettre sur
la tolérance de John Locke –
tolérance qui, pour lui, avait un sens strictement politique, à savoir la
garantie de la paix civile entre les religions, mais qui, il faut le dire, ne
valait pas pour l’athéisme qui devait être condamné et interdit !
Celle-ci manque totalement d’ambition émancipatrice sur tous les plans et elle
est au service de l’ordre économique libéral qui domine actuellement.
Il
faut lui opposer, pour conclure vraiment, une conception non pas fermée, dure
ou dogmatique, comme on le prétend partialement, de la laïcité, mais une
conception tout simplement rigoureuse et conforme à son essence : celle
qui veut, au-delà du nécessaire pluralisme des options métaphysiques, croyantes
ou incroyantes, la subordonner à l’impératif moral de l’émancipation des esprits et des corps
vis-à-vis de ce qui, dans les religions, s’y oppose massivement. Cela passe,
par exemple, par un enseignement critique du fait religieux, qui ne masque pas
les maux qu’il a imposés aux hommes. La laïcité, comme la philosophie, c’est
donc aussi une éducation à la raison critique.
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