jeudi 28 mai 2020

1973-1990 : Les dérives du FMI ou l’invention du « Consensus de Washington »

Le système de Bretton Woods s’effondre au début des années 70, victime des déséquilibres commerciaux et financiers qui sont apparus à la suite de l’extraordinaire croissance économique de l’Europe. Le seul dollar ne pouvait plus suffire à assurer la base monétaire d’un monde dans lequel la part de l’économie américaine devenait de plus en plus faible. En 1971, le président américain Richard Nixon décide unilatéralement de suspendre la convertibilité du dollar en or. Cette décision contraignit la plupart des pays industrialisés à sortir du système de Bretton Woods en 1973, en abandonnant le principe des parités fixes.
Ce grand bouleversement monétaire va profondément modifier les équilibres économiques issus de l’après-guerre. Chaque pays redevient individuellement responsable de sa monnaie, et la valeur de chaque monnaie est progressivement soumise au froid arbitrage des marchés financiers. Si cela pose peu de problèmes aux pays industrialisés, il n’en va pas de même pour les pays en voie de développement. La conséquence de la fin de Bretton Woods est d’aboutir à une augmentation massive des taux d’intérêt pour les économies les plus fragiles qui doivent défendre leur monnaie. Or, les taux d’intérêt déterminent le coût de l’emprunt. Pour les pays en voie de développement qui s’étaient engagés dans une stratégie d’investissement public c’est la fin brutale d’un modèle de développement fondé sur les investissements publics. Dès la fin des années 70, de nombreux pays en voie d’industrialisation, notamment les pays d’Amérique du sud, connaissent une grave crise de leurs finances publiques. Cette crise de la dette culminera en 1982 avec la cessation de paiement du Mexique.

Dépourvu de ses fonctions régulatrices depuis la fin du système de Bretton Woods, le FMI saisit l’opportunité de cette crise pour se donner un nouveau rôle : il se chargera d’aider les pays en voie de développement à sortir de leurs problèmes de dette. Ce faisant, l’institution se trouva vite confrontée au même dilemme que lors des années trente. Comment assurer à la fois la défense de la monnaie, le remboursement des créances publiques et la reprise économique ? A vrai dire, les deux premiers objectifs étaient liés. Comme les pays en voie de développement avaient principalement emprunté en dollar, demander le remboursement intégral des dettes était une manière de les contraindre à soutenir la valeur de leur monnaie[1]. Lorsqu’il s’avéra que certains de ces États étaient insolvables, le FMI, qui représentait davantage les intérêts des pays créanciers que ceux des populations concernées, fit tout ce qui était en son pouvoir pour que le remboursement soit maximum. Les paiements étaient étalés, les dettes restructurées le plus légèrement possible, et le FMI prêtait ce qui était nécessaire pour assurer la transition d’une dette à l’autre.
On l’aura compris, la croissance économique des pays en voie de développement n’était pas l’objectif prioritaire du FMI. En finançant de nouveaux prêts, assortis de conditions très strictes, l’institution internationale fut l’instigatrice de politiques de rigueur dans les pays en voie de développement au cours des années 80-90. Les politiques d’ajustement structurel, comme on les appela, profitèrent également d’un contexte politique très favorable avec l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan aux États-Unis et de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, deux personnalités aux idées très libérales… et qui s’avéraient être par ailleurs les principaux financiers et décisionnaires des politiques du FMI.
Partout où la crise de la dette nécessitait l’assistance du FMI, ce dernier imposait un programme en trois points :
  1. Défense de la monnaie du pays et remboursement maximal de la dette extérieure,
  2. Diminution des déficits publics par la baisse drastique des dépenses,
  3. Libéralisation de l’économie et mise en œuvre de programmes de privatisations et de réformes structurelles (diminution des droits de douanes, ouverture aux capitaux étrangers, baisse des salaires et assouplissement du marché du travail).
Les politiques du FMI étaient tellement prévisibles et similaires partout où il intervenait, qu’elles furent qualifiées de doctrine de la « taille unique ». Les situations particulières des pays, leur histoire, les contextes sociaux, étaient niés. Chaque pays devait se vêtir du même corset. Les gouvernements, dont certains étaient démocratiques et légitimes, avaient beau protester, ils ne recevraient aucune aide sans avoir d’abord accepté les conditions du prêt. Une équipe du FMI s’installait dans la capitale et vérifiait que les conditions étaient bien respectées avant de débloquer les tranches successives d’un prêt.
Dans son livre La grande désillusion, l’économiste keynésien Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, raconte son expérience en tant que responsable de l’équipe d’économistes de la Banque mondiale. A cette époque, la Banque mondiale et le FMI tentent de coordonner leurs politiques, ce qui signifie que la Banque mondiale n’accepte de prêter à un pays qu’une fois le « sauvetage » engagé, c’est-à-dire une fois les conditions du prêt du FMI acceptées et mises en œuvre. Or, pour Stiglitz, en exigeant ces conditions, les institutions internationales dépassaient parfois largement le cadre de leurs fonctions : « Dans certains cas, on ‘‘profitait de l'occasion’’ – on utilisait Ia crise pour imposer des changements que Ie FMI et la Banque mondiale réclamaient depuis longtemps. Mais, dans d'autres, c'était de la pure politique de puissance : on extorquait une concession sans grande valeur, uniquement pour montrer qui était le maître. »
En 1990, l’économiste John Williamson, en faisant le bilan des politiques du FMI menées en Amérique latine durant les années 80, leur attribuera le sobriquet de « Consensus de Washington », du nom de la ville qui abrite les sièges des trois principales institutions qui en sont à l’origine : Le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et… le département du Trésor américain. À partir des années 1990, tous les économistes qui en firent le bilan constatèrent l’échec patent de ces politiques à aider les économies dans lesquelles cette doctrine était mise en application. Tant en Amérique latine qu’en Afrique ou en Asie, chaque fois qu’un pays avait fait appel au FMI il en sortait plus pauvre et plus misérable que ses voisins. Cependant, nulle part ailleurs qu’en Argentine cet échec ne fut plus effroyable.
David Cayla


[1] Si le Mexique a besoin de 1000 pesos pour financer la construction d’un investissement public et qu’il emprunte pour cela 200 dollars au taux de change officiel de 5 pesos pour 1 dollar, toute dévaluation de sa monnaie conduit à augmenter son endettement. Ainsi, si le taux de change du peso chute de moitié (10 pesos pour 1 dollar), il faudra alors rembourser l’équivalent de 2000 pesos, plus les intérêts exprimés eux aussi en dollars.

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