Chers camarades,
Je viens de lire dans le numéro
de décembre 2016 un article de Bernard Cassen intitulé : "prononcer
le mot protectionnisme sans rougir".
Il y a quelque chose de vrai dans
ce titre : le protectionnisme n'a rien de rouge, bien au contraire. C'est
même une idéologie réactionnaire qui a plongé l'humanité dans deux guerres
mondiales. Le mouvement ouvrier, à l'époque où il était authentiquement
socialiste et communiste l'a toujours combattu avec force. Et il faut beaucoup
de contorsions théoriques pour lui trouver aujourd'hui encore des vertus
progressistes.
Dans le manifeste communiste,
Marx et Engels écrivaient à propos du système capitaliste : "Poussée
par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe
entier. Il lui faut s'implanter partout, exploiter partout, établir partout des
relations". Ils ajoutaient : "au grand
désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa base
nationale. (…) A la place des anciens besoins satisfaits par les produits
nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les
produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l'ancien
isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se
développent des relations universelles, une interdépendance universelle des
nations."
Après
un conflit aigu entre les propriétaires terriens, partisans du protectionnisme,
qui refusaient l'importation du blé américain et les industriels, en plein
essor et sans concurrents, qui réclamaient au contraire le libre-échange, la
Grande-Bretagne devint en 1846 et pour des décennies la championne
du
libre-échange. Au cours de ce conflit, Marx
et Engels, raisonnant sur l'avenir en se plaçant du point de vue du prolétariat
en développement, ne se contentaient pas de renvoyer dos à dos la bourgeoisie
industrielle et les propriétaires terriens, les libre-échangistes et les
protectionnistes. Marx concluait ainsi, en janvier 1848, un "Discours sur
le libre-échange" : "En général, de nos jours,
le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange
est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l'extrême
l'antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de
la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C'est seulement dans ce
sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange".
Le
mouvement ouvrier rejetait le protectionnisme, par internationalisme mais aussi
parce qu’il augmentait le coût de la vie pour les ouvriers. La Fédération du
textile de la CGT débattit par exemple en 1905 des tarifs douaniers. Elle
décida que le syndicalisme devait rester neutre sur cette question car "le
seul véritable terrain de lutte est celui de la lutte des classes". Elle ajoutait : "le protectionnisme,
c’est le nationalisme, il mène à la guerre et à la misère pour tous". Les militants ouvriers s'opposaient vigoureusement aux
restrictions à l’immigration. Ainsi le socialiste Bracke écrivait-il en juillet
1907 dans l'Humanité : "C’est un danger de
considérer la classe ouvrière d’un pays comme ayant un privilège ; [c'est
un danger] de fermer, par exemple, l’entrée des syndicats aux immigrants et de
leur interdire l’accès à certaines professions."
Quand
Bernard Cassen écrit à propos de la "gauche radicale" que "ses
dirigeants n'ont pas le courage de proposer la seule alternative cohérente et
progressiste : un protectionnisme altruiste et solidaire", on croit rêver. En réalité, c'est Bernard Cassen qui
rêve. Il rêve d'un capitalisme "altruiste et solidaire" (autrement
dit, il demande du lait à un bouc), car le protectionnisme n'est qu'une des
armes dont disposent les capitalistes d'un pays, grâce à leur état national,
pour se protéger de la concurrence de leurs voisins. Choisir entre les deux
options dont disposent les capitalistes est un non-sens : les mêmes qui
sont libre-échangistes aujourd'hui peuvent, si les circonstances changent,
devenir les plus acharnés des protectionnistes. Ce fut le cas de la bourgeoisie
allemande après la crise de 1929. Elle décida brusquement de soutenir
massivement le parti national-socialiste, qui mena au pouvoir la politique
protectionniste la plus achevée pour le plus grand profit des Krupp, Thyssen ou
IG Farben. On connaît la suite.
La
seule perspective valable aujourd'hui, comme hier, n'est ni de proposer une
"bonne politique" à la bourgeoisie ni de s'opposer à ce qu'elle
investisse des capitaux à l'étranger. C'est de la combattre. C'est de permettre
au prolétariat, à l'échelle nationale puis à l'échelle internationale, de
s'unir et de s'organiser politiquement pour contester le pouvoir à la
bourgeoisie et prendre le contrôle de la société. Quand la bourgeoisie
française, allemande ou britannique investissait dans d'immenses usines neuves
à Petrograd ou dans des puits de pétrole à Bakou, elle permettait la
concentration d'un jeune prolétariat. Au bout du compte, ces investissements
allaient rendre possible l'explosion révolutionnaire de 1905 puis de
1917 ! C'est la seule chose qu'on puisse espérer pour la Chine, l'Inde,
l'Afrique du Sud ou le Brésil.
Mais
pour se fixer cette perspective, il faut être révolutionnaire. Bernard Cassen
et tous ceux qui partagent ses idées ne le sont pas. Ils sont en réalité des
réformistes. Et il est vain d'espérer les voir rougir un jour.
Philippe Lebrun
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