Texte de Danièle Sallenave pour
soutenir les cheminots
On l’aura compris, l’occasion était trop belle. Au prix d’un
glissement orthographique, je n’ai pas résisté au détournement facile de la
réplique célèbre du vagabond, dans un drame de Jean
Richepin : « Suis ton destin ! Va chemineau, chemine. »
Je le lis comme un encouragement pour les cheminots, avec un o cette fois : à persister dans
leurs principes, dans leurs valeurs. Et peut-être à nous montrer le chemin.
Ma tête est remplie de récits, d’anecdotes, d’allusions aux
cheminots. A leur histoire, à leur vie rude, à leurs grèves, à leur rôle dans
la Résistance. A leurs carrières « aux chemins de fer ». Celle
de l’un de mes oncles, par exemple, qui à quatorze ans nourrissait le foyer à
grandes pelletées de charbon comme Carette dans la Bête humaine. Et termine aux commandes d’une locomotive
électrique. Celle de l’un de mes grand-pères, qui peignait d’élégants filets
d’or sur les wagons de voyageurs. Dans ma famille, on est « aux
chemins de fer » quand on n’est pas instituteur. Et il y a plus d’un
rapport entre les deux : les lignes ferrées ont conquis le territoire et
l’ont occupé pour la République, comme le faisait l’école.
Mes origines et mes racines, c’est au début du siècle
dernier, celles de familles issues de
la ruralité profonde, du bocage ou des
vignobles, où on a pendant des siècles cultivé la terre sans la posséder. Au
XIXe siècle, l’Etat, et surtout la République à partir de 1830, leur offre des
ouvertures modestes mais sûres : l’enseignement et les chemins de fer. Ils
s’y précipitent, non pas seulement, comme on dit aujourd’hui avec une
condescendance détestable, par souci de leur confort- un emploi à vie, une
retraite. Mais avec le sentiment très vif de ce qu’ils doivent à un Etat qui
leur a tout donné, les arrachant à la précarité et à l’incertitude du monde
d’avant. D’où un sentiment confus de gratitude qui ne les quitte plus. C’est en
leur mémoire que je porte au service public en général un attachement profond,
qu’aujourd’hui on trouve déraisonnable.
Au lieu d’enseigner « le fait religieux »
(c’est le travail des profs d’histoire et de lettres à l’occasion de l’étude
d’une époque, ou d’un texte), on devrait plutôt enseigner aux enfants
l’histoire de la République, de ses origines, de sa construction, de ses grands
moments, de ses aveuglements, de ses combats pour instaurer « la
sociale ». Enseigner l’histoire du service public, de l’école, de la
Sécurité sociale, des chemins de fer. C’est çà, aussi, notre histoire, nos
racines, notre identité : une identité populaire, ouvrière et républicaine.
Donc un peu d’histoire. Je veux suivre non pas le fil rouge
des progrès faits par la classe ouvrière, et le peuple, mais retrouver les
canaux souterrains, les avancées lentes, par où un peu de pouvoir et de
sécurité leur est venu. Les chemins de fer ne sont pas nés de la
République ; ils sont nés de la monarchie de Juillet, ils sont nés de
l’idée qu’on se fait alors du progrès, de la révolution industrielle. Une
révolution qui enrichit certains, pas tous, et donne à beaucoup une forme de
protection et d’indépendances nouvelles. Le second Empire reprend le flambeau,
puis les débuts de la République, à la fin du XIXe siècle.
Mais les chemins de fer que nous connaissons, la
« SNCF » sont liés au Front populaire.
Reprenons. Années 1830. Jamais le domaine économique n’avait
été, au cours des temps, l’objet d’un bouleversement plus profond. Les chemins
de fer modernes naissent avec la loi du 11 juin 1842, qui partage la
responsabilité de la réalisation des chemins de fer français entre l’Etat,
chargé des dépenses de l’infrastructure, et des compagnies concessionnaires,
ayant à leur charge celles de la superstructure : la voie, les gares, le
matériel roulant et l’exploitation. Déjà sont posées, dans des termes qui ne
varieront pas beaucoup, les conditions d’un partage : entre l’Etat et le
privé, c'est-à-dire les banques. La même loi dispose les grandes lignes selon
un dessin radial, dit « étoile de Legrand », du nom du
sous-secrétaire d’Etat aux Travaux publics. Un espace centralisé, jacobin.
Les locomotives à vapeur sont peu fiables, coûteuses
d’entretien et d’exploitation, gaspillent une grande partie de leur énergie.
Menaçantes, explosives et incendiaires. D’où quelques idées alternatives. Par
exemple, utiliser l’air comprimé et non la vapeur. Et justement, en tâchant pour
un livre récent de saisir les grandes lignes et les grands conflits de notre
histoire nationale à partir de mon pays natal, l’Anjou, j’ai découvert que la
petite commune de Chalonnes, Maine-et- Loire, avait, à la fin des années 1830,
connu quelques essais d’application de l’air comprimé. L’ingénieur civil Triger utilise l’air
comprimé pour atteindre un terrain houiller sous vingt mètres d’alluvions de la
Loire. De nouveau, en 1845, toujours à Chalonnes, Triger a l’idée de s’en
servir, cette fois pour la transmission de la force motrice. Pourquoi pas, dès
lors, pour la traction des locomotives ? Le Journal des chemins de fer, premier journal ferroviaire spécialisé
en France, lancé en janvier 1842, note que « le principe
atmosphérique fait rapidement son chemin dans l’opinion publique et plusieurs
ingénieurs distingués de la Grande Bretagne et de l’Irlande paraissent très
disposés à l’adopter ». De même l’Illustration,
lancée en mars 1843, par le saint-simonien Edouard Charton.
Pour la IIe République, en 1848, le problème est toujours
technique, mais il devient de plus en plus politique. Il y a toujours la
question des accidents. Le freinage est problématique. Et puis il y a les
pentes, les courbes, le poids : d’où ces ouvrages d’art impressionnants
construits pour aller tout droit, sans virages et sans déclivités. Mais les
révolutions ont ébranlé l’édifice social dans divers pays d’Europe et la crise
financière a suspendu les forces de production nécessaires à la construction
des chemins de fer. D’où l’idée d’une nationalisation des chemins de fer- qui
couvait depuis l’ouverture des premières lignes. En 1848, le ministre
républcain Duclerc défend, en vain, un projet de rachat. La même logique, donc,
contradictoire, se poursuit sous le second Empire : celle du libéralisme
économique dans laquelle nous sommes toujours. Le second Empire, c’est la mise
en place d’un réseau de grandes banques. Car des masses importantes de capitaux
sont nécessaires pour soutenir les initiatives de Napoléon III : six
grandes compagnies de chemin de fer sont créées, la longueur des voies ferrées
est multipliée par cinq. Mais on le sait bien : s’il faut désenclaver des
territoires, c’est moins pour l’émancipation des hommes que pour le
développement économique. Car, pendant ce temps, la paysannerie stagne, et la
« conscience sociale » de Napoléon III ne vient pas s’opposer à la
structure oppressive du monde ouvrier.
Dans la République, le chemin de fer s’avère l’instrument
privilégié d’un grand dessein économique et social. En 1879, le ministre des
Travaux publics, Charles de Freycinet présente un ambitieux plan
d’ « outillage national », héritage de la « religion »
saint-simonienne, très influente sous le
Second Empire, thèse selon laquelle la justice et l’égalité passeront
par le progrès technique. Et occasion d’une mutation radicale de la vie
quotidienne. Les difficultés d’acheminement des hommes et des biens s’effacent,
à chacun est offerte la possibilité d’user d’un moyen de communication dont la
diligence et les courriers n’offraient qu’une pâle ébauche. Ce service est
commun, il est public, il est à tous, comme le droit de vote (masculin).
Illusion de démocratie ?
Peut-être, mais tenace.
D’où la popularité des chemins de fer, et des cheminots.
Etre cheminot, même si c’est au plus bas de l’échelle, à l’entretien des voies
(mon grand-oncle E.), c’est plus que bénéficier de certains avantages, en
matière de salaire et de protection de l’emploi, c’est être associé à ce grand
mouvement, à ce grand effort initié en 1789. Dans toutes ses ambigüités. Car
cette liberté d’entreprendre que demandent les grandes banques pour la
poursuite du profit, si elle bénéficie aux plus pauvres, ce n’est pas son but
premier. Le roman de Zola La Bête
humaine, que Renoir adaptera au cinéma en 1938, est devenu, sans qu’il
l’ait voulu, l’épopée des chemins de fer. Le théâtre de ces évènements
dramatiques, c’est la gare Saint-Lazare, alors en pleine expansion et qui va
occuper tout un quartier du Paris de l’époque. Le rayonnement de ses voies, le
mouvement régulier des pistons, la violence des jets de vapeur deviennent le
symbole d’un monde capitaliste, immense mouvement d’horlogerie dont les rouages
sont des hommes. L’histoire des chemins de fer, c’est donc le retour permanent
d’un conflit entre l’intérêt économique (privé) et l’intérêt général. Et donc
aussi une histoire récurrente de protestations et de grandes grèves. Quelle
place l’Etat entend-il occuper, puisque, jusqu’à la veille de la Seconde Guerre
mondiale, les chemins de fer sont sous la dépendance de compagnies
privées ?
La SNCF est créée par le Front populaire, dans ses derniers
mois, le 31 aout 1937(voir l’Humanité du
30 aout 2017). Le vent a tourné, on marque une pause dans les réformes. Le 30
juin, Léon Blum a cédé sa place au radical Camille Chautemps, qui dirige un
cabinet recentré à droite. Chautemps obtient du Parlement les pleins pouvoirs
pour prendre « toutes mesures tendant à assurer » en
priorité « le redressement économique » et « l’équilibre du
budget ». Il faut donc régler le
sort d’un système ferroviaire au bord de la faillite. En 1908, la Compagnie de
l’Ouest, déficitaire, était passée sous le contrôle de l’Etat. Le déficit
accumulé par les différents réseaux pèse sur les comptes publics. Au terme
d’une négociation éclair, le gouvernement impose une réorganisation visant à
unifier et à rationaliser l’activité ferroviaire sous la tutelle de l’Etat.
L’Etat détiendra 51% du capital.
La création de la SNCF prendra effet au 1er
janvier 1938.
La nationalisation des chemins de fer, c’est beaucoup plus
qu’une solution économique et financière. C’est un symbole de la souveraineté
populaire. Le 19 février 1911, Jaurès déclarait : « les
travailleurs de la voie ferrée ont vu juste lorsqu’ils ont demandé(…) que l’ensemble des réseaux fût
nationalisé » car « il y a pour la classe ouvrière un intérêt
vital à ce que les services publics démocratiquement gérés se substituent aux
monopoles capitalistes ». La même revendication est présentée lors de la
grève massive des cheminots en 1920 : Léon Blum présente une proposition
de loi visant à la « nationalisation industrialisée » du réseau.
D’où l’attachement viscéral des Français à leur SNCF.
Renforcé par le souvenir, toujours vivace, de son rôle dans la Résistance et,
moins connu, dans la libération de la France au moment du débarquement de juin
1944. La SNCF, qu’on le veuille ou non, ce n’est pas
un « statut » privilégié, c’est la suite sans fin d’un espoir né
dans les classes pauvres, il y a plus d’un siècle et demi.
Face au déploiement individualiste des routes, de
l’industrie automobile, du Web et de Facebook, le « réseau ferré »,
communauté solidaire, contre les « réseaux sociaux », communauté
illusoire ?
Va, cheminot, chemine !
Un beau rexte
RépondreSupprimerUn texte très poétique
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