mercredi 15 février 2012

Laïcité et philosophie

Constantin et Théodose : L’épée spirituelle et l’épée temporelle
L’idée de laïcité s’est forgée à partir d’une réalité marquante dans tout l’Occident : la collusion du politique et du religieux. Collusion qui se manifeste dès Constantin et Théodose à Rome, lorsqu’on décide que le christianisme sera l’unique religion d’empire et que, notamment après Théodose, au IVème siècle après J.C., on détruit toutes les bibliothèques de l’Antiquité. Une époque terrible où va se forger le thème des deux glaives. L’épée spirituelle et l’épée temporelle. Celle de l’excommunication, on exclut quelqu’un parce qu’il n’est pas dans la ligne. Celle de la sanction physique qui tue. L’Eglise va se doter d’une orthodoxie en dehors de laquelle il n’y a qu’hérésie, c'est-à-dire dissidence. L’hérésie arienne est la première réprimée, dès le IVème siècle : elle niait la divinité du Christ, considérant qu’il était un prophète, un homme inspiré par Dieu, et non pas Dieu lui-même incarné. Or l’Eglise interdit qu’on nie l’incarnation, qui distingue notamment le christianisme du judaïsme (Moïse n’est que prophète, il n’est pas Dieu incarné). L’autre grande hérésie est celle des Cathares, au XIIème siècle, également violemment réprimée : ils étaient accusés d’être des adorateurs du diable. Rappelez-vous l’ordre du légat du pape : “ Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ”.
Cette collusion va durer en gros quinze siècles, de la fin du IIIème siècle à la Révolution française. Quinze siècles d’extrême violence, liée au fait que la foi dicte la loi. Cela se traduit par la production d’une
normativité religieuse dans les relations personnelles, la sexualité, la conception de la famille, les rapports entre l’homme et la femme. Les trois monothéismes ont toujours consacré la domination de l’homme sur la femme, sans doute parce qu’on vivait dans des sociétés patriarcales, et tout religieux qu’ils étaient, ils avaient tendance à sacraliser les préjugés d’une époque. Quand Dieu de la Bible dit à Eve : “ Tes désirs te porteront vers ton mari et lui dominera sur toi ”, évidemment un croyant d’aujourd’hui peut se demander si c’est Dieu qui dit ça ou si ce sont les hommes qui attribuent leurs préjugés à Dieu.

Les libres penseurs et les Lumières

S’agissant des Lumières, on quitte le champ institutionnel pour la philosophie. Or, la philosophie en matière de laïcité remonte loin, puisque l’existence de Dieu est discutée depuis l’Antiquité.
Socrate, Marc Aurèle et Cicéron : La liberté de conscience et la loi naturelle
“ Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ”, pensait Socrate. Cette réflexion fonde ce que j’appellerai le principe de la liberté de conscience. L’héritage stoïcien est très important. Il pose la liberté de la conscience, que Marc Aurèle, dernier empereur stoïcien, évoquait avec cette très belle image : celle d’une citadelle imprenable, intérieure. Cicéron propose une autre idée, très forte, dans son De Re Publica : il existe une sorte de loi naturelle en amont de la loi écrite. Cicéron s’inspire là d’Antigone, quand elle s’oppose à Créon qui veut la condamner car elle a jeté à la dérobade une poignée de terre sur le cadavre de son frère, Polynice, pour qu’il soit inhumé. Elle va être emmurée vivante, et dans un dialogue très violent, Sophocle lui fait dire : “ Tu prétends m’interdire ceci au nom de la loi de la cité, mais il y a une loi plus profonde qui est la loi naturelle qui veut qu’on enterre son frère ”. C’est l’origine de ce qu’on appelle le jus naturalis, la théorie du droit naturel. Ce droit va se développer au fil des siècles, malgré les légistes du roi partisans du droit canon qui ne l’adoptent pas. Quand le droit canon dit que l’homme est pécheur, et à ce titre n’a pas de droits, et que les seuls droits sont ceux de Dieu, le droit naturel dit que l’homme, étant homme, a par nature des droits. Les philosophes se feront les héritiers d’un long cheminement, notamment à la Renaissance, où l’on revient à l’Antiquité.

Copernic, Galilée et Descartes : “ Et pourtant, [ la Terre ] tourne ”

Je ne dirai pas que Descartes est un penseur du droit naturel, parce qu’il ne s’est pas penché sur la question juridique. Mais lorsqu’il dit dans ses “ règles de la méthode ” “ ne rien admettre pour vrai que je ne le connusse être évidemment tel ”, il oppose ce que j’appellerai le principe de raison au principe d’autorité. Des savants l’ont dit avant lui. En 1543, Copernic a acquis la conviction que le centrisme est une illusion de perspective, et qu’en vérité, c’est la Terre qui tourne autour du soleil d’un double mouvement. Il ajoute en substance : “ Peut-être abusera-t-on contre moi des passages de l’Ecriture, à quoi je réponds que ce qui est affaire de mathématiciens doit être tranché par les mathématiciens et ce qui est affaire de théologie par les théologiens ”. Donc il revendique le droit de libre examen. A quoi fait-il référence quand il parle des passages de l’Ecriture ? Au chapitre 13 du Livre de Josué, qui est en train de se battre sur les remparts de Gabaon. Pour parachever sa victoire, Josué a besoin que la nuit ne tombe pas et dit : “ Soleil, arrête-toi au-dessus de Gabaon ”. Et le soleil se serait arrêté dans le ciel. Moyennant quoi, Copernic, qui conteste les mouvements du soleil et de la Terre, sera condamné par l’autorité catholique mais aussi par Luther au nom d’une lecture littérale de la Bible. Descartes se rallie secrètement à l’hypothèse copernicienne et galiléenne. En 1632, Galilée l’a en effet reprise, cela lui vaudra une condamnation de l’Eglise qui l’oblige à se rétracter (c’est le fameux “ Et pourtant elle tourne ” qu’il aurait dit en aparté).

Montaigne et John Locke : L’abstention
Les philosophes préparent les outils intellectuels de l’émancipation en distinguant le principe de raison et le principe d’autorité. Les Essais de Montaigne montrent son scepticisme, mais c’est du côté des Anglais que le rôle décisif est joué. John Locke, dans son Traité du gouvernement civil, explique que la puissance politique doit s’abstenir d’énoncer des normes en matière religieuse, car elle ne gouverne pas les âmes mais les corps. Locke prône donc une abstention. Quand Nicolas Sarkozy dit “ la République a besoin de croyants ”, il bafoue tout simplement ce que disait déjà Locke au XVIIème siècle.

Montesquieu, Voltaire et Rousseau : Le chevalier de la Barre et l’affaire Calas
Au début du XVIIIème siècle, la question posée est le transfert de cette matrice intellectuelle de la liberté au politico-social. Les réponses viendront des grands philosophes des Lumières. D’abord chez Montesquieu, dans De l’esprit des lois et même déjà dans les Lettres persanes, où il défend le principe de la séparation des pouvoirs, car il est contre l’absolutisme. Il n’admet de monarchie que parlementaire et tempérée, sur le modèle anglais et contre la monarchie de droit absolu, divin, de la France. Comme Montaigne avant lui, il dénonce les persécutions religieuses. Notamment celle que subit le chevalier de La Barre : en 1762, pour n’avoir pas salué au passage d’une procession, le jeune homme est torturé et exécuté. Voltaire va, lui, défendre Jean Calas, exécuté également en 1762 sur ordre du parlement de Toulouse, sur la base d’une calomnie : Jean Calas aurait maquillé en suicide le meurtre de son fils, alors que celui-ci s’est réellement suicidé. Le père aurait tué le fils parce que celui-ci voulait abandonner la religion protestante pour se convertir au catholicisme. La famille de Calas convainc Voltaire de son innocence. Pour moi, c’est là l’œuvre majeure de Voltaire : il obtient la réhabilitation post mortem de Calas et écrit l’un de ses plus beaux textes, Le traité sur la tolérance.
Mais on est encore dans le principe de la tolérance où l’autorité en vigueur dispose de la liberté des êtres humains. Là intervient Rousseau, qui pose une distinction entre privé et public. Dans Le contrat social, il écrit qu’il y a deux personnes en chaque personne, la publique et la privée. La personne publique est celle dont la sphère d’action a des conséquences pour autrui. La personne privée, dont Rousseau crée l’existence, est la sphère d’action sans incidence sur autrui. Il précise que l’autorité politique n’a pas à normer la conscience humaine. Surtout, Rousseau érige que les hommes sont naturellement libres et naturellement égaux, s’inscrivant dans le sillage du droit naturel. Pourquoi est-ce si important de dire que les hommes sont par nature libres et égaux ? Parce que la liberté et l’égalité ne découlent plus du bon vouloir du prince.

Henri Pena-Ruiz

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