jeudi 5 juillet 2018

En finir avec le droit de grève

Jean-Charles Taugourdeau, député de Maine et Loire, a déposé le 11 avril 2018 une proposition de loi signée par quatorze de ses collègues « visant à encadrer le droit de grève ».
Cette initiative a rencontré très peu d'écho dans la presse nationale et régionale.
Elle mérite cependant qu'on s'y arrête.

Toute proposition de loi doit être précédée d'un exposé des motifs explicitant l'objet du texte et le contenu de chaque article.
Celui qui précède l'énumération des articles de la proposition de loi nécessite une lecture attentive.
Les auteurs rappellent d'emblée que c'est le préambule de la Constitution de 1946 qui prévoit que « le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ».
Précisons que le préambule de la Constitution de 1946 a été intégré dans la Constitution de 1958 et que ce texte fait partie de ce que l'on nomme le bloc constitutionnel, le texte des préambules ayant même force juridique que le texte de la Constitution.
Il en découle que le droit de grève est un droit constitutionnel qui ne peut être mis en cause que par une modification constitutionnelle.
Pour contourner cet obstacle, les auteurs de la proposition de loi proposent
« d'encadrer » le droit de grève, à noter qu’ « encadrer » va plus loin que « réglementer ».
Ils constatent que « la France est le pays où le recours à la grève est le plus pratiqué » et que cela est « susceptible d'abus », ce qui est le cas « des grèves à objectif purement politique et des grèves portant une atteinte excessive à la continuité du service public ».
Afin d'appuyer leur propos, ils se réfèrent à Margaret Thatcher qui a imposé des limites aux grèves politiques « pour éviter que les dirigeants syndicaux deviennent les arbitres de l'économie britannique » (sic).
Pour eux dans notre pays la situation est intolérable puisque « Aujourd'hui, le lieu, le moment, la spontanéité, la durée ou l'ampleur de la grève sont donc laissés à une libre appréciation des salariés ».
Il serait donc temps de mettre un peu d'ordre dans tout ça et d' encadrer sérieusement la « libre appréciation des salariés ».

Une proposition de loi liberticide
L'article 1 de la proposition de loi stipule que « L'exercice du droit de grève ne peut porter que sur les conditions de travail définies dans les protocoles d'accord, conventions d'entreprises ou de branche. Toute participation à une grève politique est constitutive d'une faute lourde justifiant le licenciement. ».
Voilà donc clairement interdite pour tout salarié du public comme du privé la « grève politique ».
Problème : les auteurs de la proposition de loi ne jugent pas utile de définir ce qu'est une grève « politique ».
On pourrait multiplier les exemples de grèves de portée professionnelle mais ayant un caractère politique.
Ainsi, le gouvernement décide de refuser d'augmenter le SMIC, niveau de salaire de centaines de milliers de salariés. Des syndicats appellent à la grève face à ce refus. Grève politique ou pas ?
Une collectivité locale, dans le cadre d'une politique d'austérité budgétaire, décide d'allonger la durée de travail (sans augmenter le salaire) de certaines catégories de personnels qui se mettent en grève. Grève pour le maintien des acquis ou grève politique ?
Décision est prise d'importantes suppressions de postes dans une administration d'État. Grève concernant les conditions de travail ou grève politique face à une politique mise en œuvre par un ministre ?

Pour se situer dans l'actualité, on peut dire qu'au vu de cet article de la proposition de loi, la grève menée par les cheminots pourrait être facilement qualifiée de « politique », ce qui permettrait de licencier les grévistes pour faute lourde.
C'est même peut-être à ça que rêvent, sans l'avouer, JC Taugourdeau et ses collègues.
Mais cela ne leur suffit pas.
Dans un article 2 de la même proposition de loi, il est indiqué que pour pouvoir faire grève, il faudra dorénavant consulter au préalable les salariés : « Pour être légale, la grève doit être votée par un scrutin organisé à bulletin secret et sous réserve que 50 % au moins des salariés de l'entreprise s'y déclarent favorables. »
Les rédacteurs jugent utile de préciser que les conditions de vote sont définies par l'employeur, la consultation « portant sur l'opportunité de la grève ».
Pour y voir clair, prenons un cas d'école.
Des délégués syndicaux élus, donc représentants du personnel, revendiquent une augmentation salariale, échec des négociations. L'employeur organise comme il le veut – voir ci-dessus – un vote dans l'entreprise et demande aux salariés de répondre à la question suivante : « Voulez-vous faire grève pour une augmentation salariale sachant qu'en tout état de cause la direction n'accordera rien et que les éventuels grévistes verront leur promotion bloquée pendant dix ans ? »
Autre hypothèse : la grève a bien lieu et débouche sur une augmentation de salaire, les salariés qui ont voté contre la grève toucheront-ils eux aussi cette augmentation ?
Enfin les auteurs du texte ignorent-ils, ou feignent-ils d'ignorer, que lorsque des organisations syndicales appellent à la grève, tout salarié de l'entreprise est absolument libre de suivre ou pas cet appel ?

Quelques nécessaires commentaires
Observons tout d'abord que ces députés paraissent avoir une connaissance très limitée du monde du travail et de la réalité des relations entre salariés et employeurs.
Ils semblent ignorer que de très nombreuses questions font déjà l'objet de négociations annuelles obligatoires comme les salaires ou le temps de travail.
Dans leur exposé des motifs, ils s'alarment du nombre élevé de grève en France indiquant le nombre de 801 grèves en 2016.
On s'en tiendra pour notre part au rapport publié par le ministère du Travail qui fournit les chiffres de l'année 2015. (1)
On y lit que 1,3 % des entreprises de plus de 10 salariés ont connu une ou plusieurs grèves durant l'année 2015 ; nous sommes bien loin d'un monde des entreprises submergé par d'incessants arrêts de travail.
Ils ignorent aussi la multitude des accords passés entre employeurs et salariés
Ainsi, au niveau des entreprises, on compte 71 100 textes négociés débouchant sur 42 200 accords dont 35 028 signés par les organisations syndicales.
Le taux de signature par organisation syndicale est le suivant : 58 % pour la CFDT, 46 % pour la CGT, 35 % pour la CGC, 34 % pour FO et 21 % pour la CFTC.
S'agissant des accords interprofessionnels et de branche, les taux de signature sont les suivants : 88,6 % pour la CFDT, 76,8 % pour la CFTC, 69 % pour FO et 32,5 % pour la CGT.
Nous sommes très loin d'une situation où il y aurait refus systématique de négocier pour l'ensemble du monde syndical et la démocratie sociale demeure – encore – une réalité.
Pour les auteurs de cette proposition de loi, un vote des salariés à plus de 50 % semble être l'alpha et l'oméga de la légitimité.
On pourrait les inviter à élargir leur propos et inspirer, à partir du même principe, une loi décrétant que tout candidat à toute élection ne pourra être élu que si au moins 50 % - voire 60 ou 70 % - des électeurs inscrits se sont exprimés, ce qui ferait d'eux des élus incontestablement légitimes.
Lorsqu'on prétend légiférer à propos d'un droit fondamental et constitutionnel, un minimum de hauteur de vue s'impose.
Il fut un temps où on ne contestait pas le droit de grève à coups de consultation préalable mais de fusils Chassepot comme à Fourmies un certain premier mai.
La grève est devenue légitime puis légale à l'issue de décennies de luttes des salariés de notre pays.
Quant à l'interdiction de la grève « politique », un coup d'œil historique aurait dû conduire les auteurs de cette proposition de loi à y réfléchir à deux fois.
On citera celle des mineurs du Nord sous l'occupation allemande et celle des salariés de la région parisienne au moment de la libération de Paris.
L'objection de temps exceptionnels est en partie recevable.
Faisons alors un saut dans le temps pour évoquer la grève du 21 avril 1961, grève générale d'une heure à l'appel de la CGT, la CFTC, la FEN et l'UNEF suivie par 10 millions de salariés du public et du privé.
Une grève éminemment politique puisqu'il s'agissait de protéger la République contre un coup d’État militaire lancé par quelques généraux en Algérie.
Si la loi proposée par Jean-Charles Taugourdeau avait alors été en vigueur, y aurait-il eu 10 millions de salariés « licenciés pour faute lourde » ?                       

 Jean-Louis Grégoire

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