mardi 4 avril 2017

Courrier des lecteurs : Article sur le protectionnisme

Chers camarades,

Je viens de lire dans le numéro de décembre 2016 un article de Bernard Cassen intitulé : "prononcer le mot protectionnisme sans rougir".
Il y a quelque chose de vrai dans ce titre : le protectionnisme n'a rien de rouge, bien au contraire. C'est même une idéologie réactionnaire qui a plongé l'humanité dans deux guerres mondiales. Le mouvement ouvrier, à l'époque où il était authentiquement socialiste et communiste l'a toujours combattu avec force. Et il faut beaucoup de contorsions théoriques pour lui trouver aujourd'hui encore des vertus progressistes.
Dans le manifeste communiste, Marx et Engels écrivaient à propos du système capitaliste : "Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations". Ils ajoutaient : "au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. (…) A la place des anciens besoins satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l'ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations."
Après un conflit aigu entre les propriétaires terriens, partisans du protectionnisme, qui refusaient l'importation du blé américain et les industriels, en plein essor et sans concurrents, qui réclamaient au contraire le libre-échange, la Grande-Bretagne devint en 1846  et pour des décennies la championne
du libre-échange. Au cours de ce conflit, Marx et Engels, raisonnant sur l'avenir en se plaçant du point de vue du prolétariat en développement, ne se contentaient pas de renvoyer dos à dos la bourgeoisie industrielle et les propriétaires terriens, les libre-échangistes et les protectionnistes. Marx concluait ainsi, en janvier 1848, un "Discours sur le libre-échange" : "En général, de nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l'extrême l'antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C'est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange".
Le mouvement ouvrier rejetait le protectionnisme, par internationalisme mais aussi parce qu’il augmentait le coût de la vie pour les ouvriers. La Fédération du textile de la CGT débattit par exemple en 1905 des tarifs douaniers. Elle décida que le syndicalisme devait rester neutre sur cette question car "le seul véritable terrain de lutte est celui de la lutte des classes". Elle ajoutait : "le protectionnisme, c’est le nationalisme, il mène à la guerre et à la misère pour tous". Les militants ouvriers s'opposaient vigoureusement aux restrictions à l’immigration. Ainsi le socialiste Bracke écrivait-il en juillet 1907 dans l'Humanité : "C’est un danger de considérer la classe ouvrière d’un pays comme ayant un privilège ; [c'est un danger] de fermer, par exemple, l’entrée des syndicats aux immigrants et de leur interdire l’accès à certaines professions."
Quand Bernard Cassen écrit à propos de la "gauche radicale" que "ses dirigeants n'ont pas le courage de proposer la seule alternative cohérente et progressiste : un protectionnisme altruiste et solidaire", on croit rêver. En réalité, c'est Bernard Cassen qui rêve. Il rêve d'un capitalisme "altruiste et solidaire" (autrement dit, il demande du lait à un bouc), car le protectionnisme n'est qu'une des armes dont disposent les capitalistes d'un pays, grâce à leur état national, pour se protéger de la concurrence de leurs voisins. Choisir entre les deux options dont disposent les capitalistes est un non-sens : les mêmes qui sont libre-échangistes aujourd'hui peuvent, si les circonstances changent, devenir les plus acharnés des protectionnistes. Ce fut le cas de la bourgeoisie allemande après la crise de 1929. Elle décida brusquement de soutenir massivement le parti national-socialiste, qui mena au pouvoir la politique protectionniste la plus achevée pour le plus grand profit des Krupp, Thyssen ou IG Farben. On connaît la suite.
La seule perspective valable aujourd'hui, comme hier, n'est ni de proposer une "bonne politique" à la bourgeoisie ni de s'opposer à ce qu'elle investisse des capitaux à l'étranger. C'est de la combattre. C'est de permettre au prolétariat, à l'échelle nationale puis à l'échelle internationale, de s'unir et de s'organiser politiquement pour contester le pouvoir à la bourgeoisie et prendre le contrôle de la société. Quand la bourgeoisie française, allemande ou britannique investissait dans d'immenses usines neuves à Petrograd ou dans des puits de pétrole à Bakou, elle permettait la concentration d'un jeune prolétariat. Au bout du compte, ces investissements allaient rendre possible l'explosion révolutionnaire de 1905 puis de 1917 ! C'est la seule chose qu'on puisse espérer pour la Chine, l'Inde, l'Afrique du Sud ou le Brésil.
Mais pour se fixer cette perspective, il faut être révolutionnaire. Bernard Cassen et tous ceux qui partagent ses idées ne le sont pas. Ils sont en réalité des réformistes. Et il est vain d'espérer les voir rougir un jour.
Philippe Lebrun

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