jeudi 18 janvier 2018

Conférence d'Yvon QUINIOU du 7 décembre 2018 - Laïcité et philosophie « Penser par soi-même » (Kant)

La question de la laïcité dans son rapport à la philosophie doit être comprise à partir de son deuxième terme, en priorité : la philosophie. Car c’est à partir de là, à savoir de la réflexion rationnelle la plus exigeante qui soit, dans son principe, que la question concrète, en l’occurrence politique, de la laïcité, qui nous importe à tous, pourra être traitée dans un sens disons universel, même si, hélas, tous les pays ne sont pas également parvenus à la réponse de principe que je vais vous proposer. Je dis hélas, tout de suite, car la conjoncture internationale mais aussi nationale, nous met en face d’un dangereux retour du religieux dans la sphère publique, sous diverses formes, auquel les citoyens laïques que nous sommes ne s’attendaient pas il y a encore quelques années. Nous devons donc non seulement y faire face, mais y répondre vigoureusement et rigoureusement car le rapport à la religion est bien au  cœur  de la  laïcité et de l’émancipation quelle vise.
Je rappelle simplement quelques faits incontestables, quoique dans le désordre, qui imposent cette urgence d’une réponse à la fois théorique et militante. En France, il y a la résurgence d’un catholicisme intégriste qui entend, sinon remettre en cause la loi de 1905 de la séparation de l’Etat et des Eglises, en tout cas maintenir l’exception de l’Alsace et de la Lorraine et qui, surtout, entend investir
la sphère publique : il y a ainsi la montée politique d’un catholicisme militant, de droite ou d’extrême-droite, qui veut imposer sa vision des mœurs, spécialement sexuelles, dans le domaine des lois. En Europe, on assiste à la volonté d’enraciner celle-ci dans une tradition chrétienne qui n’a eu de cesse, pourtant, de s’opposer à la démocratie et à la liberté d’examen, avec comme tristes exemples actuels et extrêmes, la Pologne ou la Hongrie. Enfin, il y a le drame de l’intégrisme musulman, qui soumet tout à la croyance divine, impose des modes de vie rétrogrades et aliénants, et s’oppose largement à la connaissance scientifique comme à la libre expression des convictions. Cela se confirme, hors du seul l’islam, par une montée irrationaliste, à l’échelle mondiale, d’un mouvement intellectuel revenant au créationnisme chrétien, qui s’oppose à la théorie matérialiste de l’évolution de Darwin, pourtant scientifiquement  avérée,  et dont l’enseignement, ici ou là, se trouve même  interdit ou empêché –  ce qui porte atteinte à la laïcité de ce même enseignement puisqu’il est alors soumis à la croyance religieuse. D’où l’importance du questionnement de fond et de principe qui va suivre : comment la philosophie, avec son objectif d’émancipation intellectuelle et personnelle qui est le sien, se situe-t-elle par rapport à la religion ? Je répondrai en deux points, qui éclaireront la question institutionnelle et directement politique de la laïcité.

La philosophie met entre parenthèses les croyances religieuses au nom de la raison
La philosophie, par définition, a un double objectif, théorique et pratique : la Vérité et le Bien. Elle l’a toujours eu, même si c’est sous des formes qui ont changé, spécialement dans sa relation à la science : soit elle a intégré en elle la science réelle comme chez Aristote affirmant que « le philosophe est celui qui possède la totalité du savoir dans la mesure du possible » ou comme chez Descartes ; soit elle s’est faite passer pour un savoir concurrençant celle-ci ou la complétant, dans le domaine métaphysique en particulier ; soit enfin et aujourd’hui, confrontée à une connaissance scientifique qui envahit tous les aspects du monde, homme compris, et elle impose un point de vue matérialiste, elle décide de s’en faire l’écho dans ses propres élaborations, renonçant ainsi à ce qu’on appelle, d’une manière critique, la spéculation qui se contente d’interpréter la réalité et ne la connaît point. Mais ce qui importe, dans tous les cas, c’est que dans son travail intellectuel elle ne fait appel qu’à la raison humaine, dont elle admet l’universalité, et donc le fait que, d’emblée et nécessairement, elle met entre parenthèses les croyances et, spécialement, les croyances religieuses. Deux exemples, célèbres. Pour Platon, qui est un peu le fondateur de la philosophie, celle-ci commence par une critique de l’opinion, qui est une croyance aux formes et aux sources multiples, j’entends par là qu’elle la met hors-jeu, en détourne l’intelligence et demande à celle-ci de commencer par l’accès au savoir mathématique, modèle même, à l’époque, d’une discipline rationnelle possédant des vérités et dont le philosophe va devoir s’inspirer dans sa propre démarche. « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre »  indiquait-il à l’entrée de son Ecole. Autre exemple, encore plus  probant : Descartes. Son itinéraire philosophique commence par un doute radical basé sur la raison et qui élimine toutes les croyances qu’il avait jusqu’alors, ce qu’il appelle « toutes les croyances que j’avais reçues en ma créance », et cela pour assurer un vrai fondement aux sciences qu’il voulait atteindre et leur garantir une certitude universelle. Il ne se veut pas « théologien » dit-il, car cela voudrait dire que ce qu’il devrait penser dépendrait d’une instance irrationnelle préalable et au-dessus de la raison, et il faudrait alors qu’il soit « plus qu’homme » pour fonctionner ainsi. C’est pourquoi toute sa philosophie entend se déployer sur un plan de rationalité certaine accessible à tous. Cela ne veut pas dire que, en fait, son discours philosophique ne dépende pas d’une croyance religieuse, au contraire – et cela est vrai pour beaucoup d’autres philosophies –, puisqu’il va retrouver l’existence de Dieu à l’issue de ce qu’il croit être une authentique démonstration de type mathématique, et ce n’est pas pour rien que je dis : « ce qu’il croit être une démonstration, etc. ». car cela n’en était pas une. Cependant il prétendait bien se situer en droit dans le cadre d’une démarche rationnelle, allant de vérité en vérité, faisant même de la métaphysique une science et même la science suprême !
On voit donc que, si la philosophie passée a pu s’illusionner sur son statut intellectuel, ignorant le conditionnement idéologique religieux dont elle était victime, elle avait malgré tout la prétention de constituer un savoir rationnel et ambitionnait de parvenir à une vérité indépendante de toute  croyance religieuse particulière – et l’on sait que ces croyances sont diverses, contrairement à la vérité qui est une. Elle nous offre donc ici, dans son intention vigoureusement proclamée en tout cas, un modèle de neutralité à l’égard des religions. Par où nous retrouvons pleinement la question politique de la laïcité ! Car je rappelle sa définition, à ce niveau proprement intellectuel : la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905, consolidée en 2017, affirme que « la République assure la liberté de conscience », donc le droit de croire dans le domaine religieux, de changer de croyance ou de ne pas croire : j’y insiste : « ou de ne pas croire ». Et l’article 2 ajoute qu’« elle ne reconnaît aucun culte », donc qu’elle ne favorise aucune croyance religieuse particulière alimentant ce culte, ce qui va dans le même sens. Or, qu’est-ce que cette « liberté de conscience », si l’on y réfléchit bien, sinon l’idée que l’on n’a pas à soumettre la conscience individuelle à une instance de croyance extérieure à elle et que c’est d’elle que doivent provenir ses convictions dans l’ordre métaphysique, qui est précisé le domaine du religieux ? Certes, il est question d’abord de la conscience qui croit, dont la liberté d’existence et d’expression est alors garantie. Mais pas seulement, puisque la liberté de ne pas croire est tout autant explicitement assurée. Or, sur quoi peut reposer l’autonomie de la conscience non croyante (ou athée) sinon sur l’intervention de la raison humaine dans un cheminement personnel dont la philosophie nous offre le modèle et nous transmet l’exigence ? D’ailleurs le siècle des Lumières ira bien plus loin que l’exemple que nous a fourni Descartes, et c’est Kant qui dira, dans ce domaine mais aussi dans d’autres comme la politique, que la devise des Lumières est : « Sapere aude », c’est-à-dire « Ose savoir » ou encore « Ose penser par toi-même », « Sers-toi de ton entendement » pour devenir majeur et non rester mineur comme celui qui reste enfermé dans ses croyances initiales, lesquelles lui viennent de l’extérieur et de son enfance ! C’est dire à quel point la philosophie dans son essence est laïque, même si celle-ci a été trahie historiquement, comme au 19ème siècle lorsque Victor Cousin interdisait le matérialisme dans l’enseignement. Elle ne saurait donc, dans son fonctionnement scolaire ou universitaire, en tout cas, imposer la moindre conviction métaphysique, elle sollicite le débat libre et contradictoire, sans pour autant renoncer à une position particulière dès lors que celle-ci est argumentée rationnellement et non fondée sur la seule croyance. Dit autrement : la philosophie, dans son esprit comme dans son enseignement où elle doit favoriser la liberté de pensée, est ou doit être le modèle même de la laïcité institutionnelle. Et celle-ci, par sa neutralité revendiquée (l’article 2), rejoint précisément la mise entre parenthèses des croyances particulières préalables, individuelles ou de groupe, qui fonde la démarche philosophique J’ajoute seulement, pour être complet, que la « Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme » de 1950 dans son article 9, elle, ne va pas dans ce sens, et ce n’est pas un hasard puisqu’elle implique l’Europe qui n’est pas unanimement laïque : elle autorise la manifestation publique de la religion dans l’enseignement… ce qui constitue un non-sens inacceptable sauf à préciser qu’il s’agit d’un enseignement privé… ce qu’elle ne fait pas !

La philosophie et la critique laïque des croyances religieuses

Nous abordons ici un problème plus délicat et que je vais formuler sous la forme d’une thèse impérative, quitte à estimer insuffisantes à la fois la loi de 1905, même réaffirmée et précisée aujourd’hui, et notre Constitution lorsqu’elle affirme que la République étant laïque, elle « respecte toutes les croyances » (article 1). En effet, ce modèle de laïcité que doit être la philosophie dans sa pratique publique n’est pas seulement neutre par rapport aux croyances religieuses au départ de son exercice ; il a d’emblée pour fonction légitime de les examiner d’une manière critique, quand cela s’impose du point de vue de la raison. Précisons d’emblée : les examiner d’une manière critique ne signifie pas les critiquer automatiquement d’une manière unilatérale, donc les condamner dans leur ensemble, mais, conformément à l’idée de « critique », faire le tri en elles entre ce qui vaut et ce qui ne vaut pas, à la lumière toujours de la raison humaine et de ses valeurs universelles. C’est à nouveau la base de la philosophie, dont je montrerai quelques exemples célèbres. Kant, pourtant croyant par ailleurs à titre individuel, en est le meilleur exemple lorsque qu’il dit, dans la  préface à la première édition de la Critique de la raison pure, que tout doit se soumettre à cet examen critique public. Je cite intégralement ce passage, même s’il est un peu long et s’il ne concerne pas seulement la religion : « La religion, alléguant sa sainteté et la législation sa majesté, veulent d’ordinaire y échapper ; mais alors  elles excitent contre elles de justes soupçons et ne peuvent prétendre à cette sincère estime que la raison accorde seulement à ce qui a pu soutenir son libre et public examen. » Passage exceptionnel du point de vue de la laïcité qui nous occupe : celle-ci ne doit pas préconiser le respect inconditionnel de toutes les croyances, en l’occurrence religieuses, telles qu’elles sont et se donnent, mais elle ne doit les admettre que si elles ont été justifiées et acceptées par la raison à l’issue de leur examen critique. A l’inverse, cet examen peut et doit entraîner leur critique directe, donc leur condamnation et leur rejet, quand celles-ci contreviennent à la raison. Leur critique se fait alors  aussi pratique, même quand elle engage la dimension théorique de son objet. Mais tout cela doit être précisé avec soin pour éviter tout dérapage sectaire.
Il y a d’abord le devoir de critiquer théoriquement la religion quand ses dogmes s’opposent, de fait, aux acquis de la science, ce qui a toujours été le cas (je dis bien : toujours), dans un premier temps tout au moins. Pensons au refus de la cosmologie de Galilée par l’Eglise catholique à la fin du Moyen Age ou, plus tard, à son refus de la théorie de l’évolution de Darwin, pourtant clairement attestée dans ses grandes lignes. Il a fallu un siècle et demi pour qu’elle en admette la validité par la bouche du pape Jean-Paul II, en 1996, devant l’Académie pontificale des sciences, mais sous une forme timorée et surtout partielle : timorée lorsqu’elle affirme qu’il y a là « plus qu’une hypothèse » et partielle parce qu’elle la reconnaît pour le corps de l’homme mais non pour son esprit, qui demeure pour elle d’origine surnaturelle et donc d’essence non matérielle – ce qui est le contraire de la conception complète de Darwin exprimée dans La filiation de l’homme. Dans les deux cas, ce qui est en jeu c’est la croyance aveugle et dogmatique en la vision du monde et de l’homme contenue dans la Bible : le géocentrisme et la thèse de la création divine des espèces telle que la Genèse l’expose. Et il faut rappeler qu’elle n’a eu de cesse de combattre d’une manière haineuse, voire meurtrière, ceux qui, dans leurs déclarations publiques et leurs écrits, s’opposaient à ses dogmes ; pensez à Giordano Bruno, brûlé à Rome pour avoir déjà défendu la thèse de l’héliocentrisme ! Et elle ne respectait pas les tenants d’une autre doctrine religieuse, ni les incroyants comme la laïcité l’exige désormais ! Cette attitude d’hostilité à la science fait un retour en force aujourd’hui, à partir des Etats-Unis, avec le « créationnisme » qui soutient à la lettre le texte biblique de la création divine du monde et des espèces, prétendant même la dater scientifiquement à 4 000 ans à peu près, ou encore, sous une forme plus subtile, avec la théorie de « L’intelligent design » qui affirme que l’évolution, avec son progrès vers l’homme, ne peut être comprise que sur la base d’un projet divin qui l’a finalisée. Et elle fait passer cela pour un point de vue rigoureusement scientifique, se situant sur le terrain de la science la plus avancée ! A quoi il faut ajouter, bien évidemment, ce qui se passe dans le monde musulman. Il faut savoir que ceux qui se réclament du Coran excluent que l’homme ait une quelconque ascendance animale, ils refusent radicalement le darwinisme (voir son interdiction officielle en Turquie récemment) et préconisent eux aussi une propagande en faveur du créationnisme : je vous signale qu’un luxueux Atlas de la création a été envoyé gratuitement en France dans les institutions éducatives, venant de la même Turquie, qui entend lui aussi réfuter le darwinisme sur une base qui n’a rigoureusement rien de scientifique. Plus largement d’ailleurs, un livre récent a très bien montré à quel point la religion musulmane dévalorise les sciences positives et situe la vraie science en Dieu et donc dans le Coran qui l’exprime et que les musulmans veulent imposer à tous ! C’est l’occasion de signaler, hélas, un danger qui nous menace dans l’école elle-même, du fait du gouvernement de François Hollande et dont vous n’êtes peut-être pas au courant. Un livret « Laïcité » a été publié depuis 2015 à destination des directeurs d’établissements scolaires, qui consiste en particulier en deux recommandations, très graves selon moi : 1 Ne pas  mettre en confrontation les croyances religieuses et les connaissances scientifiques pour ne pas  heurter les élèves croyants, ce qui veut dire ne pas mettre en débat, je cite, « la question de la vérité de la croyance religieuse » ! 2 Dans les cours de sciences (physique, SVT) ne pas affirmer la supériorité de la science sur les croyances. Bref, et par exemple, on peut et même on doit laisser les élèves croire que la terre est le centre du monde ! C’est bien entendu scandaleux car cette préconisation est contraire au devoir d’enseigner la vérité contre les croyances qui s’y opposent, ce qui constitue le fond rationaliste de la philosophie quand elle parle des sciences ou s’en inspire. Je précise que ce devoir ne relève pas seulement d’une déontologie intellectuelle inhérente à la philosophie, mais répond aussi à son souci d’émanciper l’homme. Car c’est la vérité qui libère, alors que l’ignorance, l’erreur et l’illusion aliènent l’homme et contribuent à son malheur. J’y reviendrai dans ma conclusion générale.
Mais il y aussi une autre dimension de la critique des religions qui est  proprement pratique et qu’une laïcité qui n’est pas de complaisance se doit de mettre en avant, quitte à le faire en tenant compte de deux nuances importantes. Elle n’est vraiment apparue en philosophie qu’au 18ème siècle, celui des Lumières, donc, et elle est trop souvent passée sous silence aujourd’hui, alors qu’elle est essentielle du point de l’objectif du bien ou d’une vie bonne qui est également celui de la philosophie. On la trouve chez Hume dans plusieurs textes, mais aussi chez Kant d’une manière assez formidable ou encore chez Rousseau (comme on la trouvait déjà chez Spinoza). Première nuance ou précision importante : cette critique ne vise pas la foi intime par laquelle chacun peut être tenté et qui répond au questionnement métaphysique qui peut habiter tout homme, mais les religions positives (comme on dit) avec, à chaque fois : une conception du monde posant une transcendance et engageant une vision de l’homme, une communauté de fidèles avec un culte qui les réunit et, enfin, un appareil d’Eglise qui ordonne tout cela et joue un rôle actif dans la société, voire même revendique ce rôle. Cette critique irréligieuse a été courageuse, impitoyable et lucide. Je ne peux développer longuement, mais Hume a écrit une Histoire naturelle de la religion qui démythifie son caractère surnaturel en l’expliquant à partir de l’expérience ; et il a par ailleurs dénoncé vivement les défauts des hommes d’Eglise : leur goût du pouvoir, leur ambition, leur hypocrisie, etc. Quand on voit les mœurs du Vatican, dont même le pape François a critiqué le « vide spirituel » aujourd’hui, ou le parcours de Tarik Ramadan, on se dit que peu de choses ont changé ! Rousseau, lui, voyait dans les chrétiens de « mauvais citoyens » parce qu’ils préfèrent Dieu et leur salut individuel au bien public, qui relève de la politique. Enfin il y a Kant, à nouveau, qui a écrit un livre étonnant et audacieux, La religion dans les limites de la simple raison, dans lequel il entend distinguer en elle ce qui est acceptable par la raison et ce qui lui paraît irrationnel et, surtout, déraisonnable, partie qui doit alors être rejetée au nom même des valeurs universelles de la rationalité et de la morale. C’est ainsi qu’il récuse théoriquement la croyance au sacrifice d’Abraham, un Dieu raisonnable ne pouvant avoir commandé un meurtre qui est, au surplus, un infanticide ! De même, il s’en prend à la sacralisation du culte selon laquelle celui-ci nous confèrerait un mérite aux yeux de Dieu. Seule la conduite morale nous donne un véritable mérite, soutient-il justement. Que peut-on objecter à ces jugements ? Par contre, ils lui ont valu la censure de l’époque, la troisième partie du livre n’ayant pas été publiée, et on lui a enjoint de ne plus parler de religion dans ses ouvrages ! Et je passe sur la critique intransigeante que l’on doit faire du Coran, avec ses interdits et les mœurs qu’il commande, incompatibles avec un humanisme universaliste comme avec toute laïcité, mais il faut l’indiquer pour ne pas concentrer la critique sur le seul christianisme au niveau pratique.
Cependant, il y a aussi la critique propre aux penseurs du 19ème siècle et du 20ème siècle, totalement inédite et qu’on trouve chez Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud, auteurs eux aussi mis prudemment de côté dans l’enseignement (hormis Freud), jusqu’à une date assez récente. Première idée : ils entendent d’abord expliquer l’origine de la religion à partir de l’homme – « C’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme » dit Marx, reprenant Feuerbach – et ils l’expliquent à partir de sources diverses et complémentaires : l’homme en général pour Feuerbach, l’histoire et la société pour Marx, la vie biologique et psychologique pour Nietzsche et, enfin, la vie psychologique inconsciente, sinon sexuelle, pour Freud. Cela constitue déjà en soi une forme de critique, mais théorique comme chez Hume, puisque cette explication détruit la conscience de soi de la religion, qui lui est consubstantielle et lui attribue un caractère surnaturel essentiel. Cependant, c’est l’autre  dimension de l’approche qui m’importe ici : l’analyse de l’effet de la religion sur l’homme. Car elle ne se contente pas de dire qu’elle s’enracine dans le malheur humain (pour résumer), mais qu’elle l’alimente activement par toute une série d’aspects concrets. Deux exemples seulement. Pour Marx, elle constitue un « opium » qui endort la souffrance du peuple dans l’espoir d’un au-delà imaginaire, mais qui, du coup, l’empêche de s’en libérer : la religion est aliénante, elle fait du mal à l’homme en le détournant de se battre contre sa situation concrète. Pour Freud, c’est presque pire : elle constitue une « névrose collective » qui vient de notre enfance quand elle s’est mal passée, mais, par les compensations imaginaires qu’elle nous apporte, elle nous enfonce dans cette névrose et dans l’infantilisme qui l’accompagne. Ici aussi, elle fait du mal à l’homme, sous couvert de l’aider à vivre ! A l’horizon de toutes ces explications critiques, il y a donc un idéal multiple et foisonnant d’émancipation, de bonheur et de liberté, qui rejoint à nouveau l’ambition pratique de la philosophie.
Conséquence ou conclusion, en deux temps, avec la deuxième nuance que j’ai annoncée. Il est clair que la laïcité, si elle exige une approche pluraliste des convictions métaphysiques, indémontrables mais aussi non réfutables, dans l’enseignement en particulier (mais dans les médias aussi, qui l’oublient souvent), ne se confond pas ici avec la neutralité : apprendre à penser librement ne signifie pas que tout se vaut et peut se dire. Dans le domaine théorique, on ne saurait accepter les préjugés intellectuels d’un autre âge qui sont, eux, réfutés définitivement par la science, sauf à revenir ou à faire revenir au Moyen Age. Et dans le domaine pratique, on ne saurait renoncer à dénoncer tout ce qui, dans les religions, contribue à nourrir le malheur humain,  qu’il soit social, en y incluant le soutien qu’elles ont apporté aux pires régimes dans l’histoire, ou qu’il soit individuel avec des interdits absurdes qui ont porté atteinte à la vie sensible de  l’être humain : pensons à la litanie des pêchés qui a culpabilisé et mutilé les hommes et les femmes dans leur existence concrète, comme le pêché de chair ou la condamnation de l’homosexualité, qui est présente dans les trois monothéismes. Du coup, il faut renoncer à l’idée que l’on trouve exprimée dans l’article 1 de notre Constitution elle-même, qui date de 1958, à savoir que notre République, en tant qu’elle est laïque, « respecte toutes les croyances ». Ce principe, qui équivaut à un impératif, n’est pas acceptable tel quel au vu de tout ce que j’ai dit et je rejoins ici, à ma manière, un propos tenu par Catherine Kintzler récemment : non seulement on a le droit, mais on a le devoir de critiquer, et non de respecter, le contenu de certaines croyances quand il contredit frontalement des valeurs universelles issues de la raison humaine comme la vérité scientifique, le droit à penser par soi-même mais aussi le respect dû à la vie humaine, à son épanouissement et à sa liberté.
Par contre, et c’est là la nuance importante qu’il faut apporter, la critique des croyances dans leur contenu ne saurait justifier que l’on s’en prenne en quoi que ce soit aux croyants eux-mêmes, à leur personne et à leur liberté d’exprimer leurs croyances d’une manière ou d’une autre. Ce serait leur manquer de ce respect humain et moral dont précisément nous nous réclamons.
Reste que ce droit d’expression, au motif de respecter les croyants dans leur individualité spirituelle, est parfois problématique et ne saurait être conçu d’emblée comme inconditionnel. La loi républicaine elle-même le dit en exigeant que cette expression ne porte pas atteinte au vivre-ensemble ou encore quand elle interdit désormais l’expression du racisme. C’est là, malgré tout, une question délicate dans le domaine religieux (et Kintzler le reconnaît), mais mon argument est le suivant : d’abord nier cette limite ce serait revenir en arrière et au respect aveugle de toutes les croyances, quitte à entretenir les conflits qu’elles ont souvent entre elles ; mais surtout, ce serait oublier le statut des croyances religieuses dans leur expression publique : elles ne sont pas seulement intellectuelles et subjectives ou intimes, elles peuvent entraîner des comportements dans la sphère sociale et elles en revendiquent même le droit, ne voulant pas s’en tenir à une religiosité intérieure ou privée. Elles ont donc l’ambition de produire des effets pratiques, des comportements qui sont parfois interdits par la loi républicaine et la morale qui l’inspire, pour autant qu’elles se revendiquent de valeurs qui s’y opposent :  l’antisémitisme, le rejet violent et méprisant de l’incroyance, la défense de mœurs rétrogrades comme l’obligation du mariage à vie, le rejet de conquêtes incontestables comme l’égalité de l’homme et de la femme, la diversité sexuelle, la contraception,  le droit au libre examen de toutes choses, etc., etc. C’est donc l’acceptation de l’expression inconditionnelle de toutes ces croyances qui fait problème et ne saurait être acceptée, par principe, dans le cadre de la laïcité que nous voulons. Sinon nous allons verser, si ce n’est pas déjà le cas, dans une conception de la laïcité impliquant l’idée frileuse et lâche de tolérance, à laquelle je préfère celle de respect. La tolérance consiste à accepter dans les faits ce qu’on n’apprécie pas en droit et frise parfois la lâcheté. Le respect, lui témoigne d’une valeur inhérente à la personne humaine.  Dans notre cas, il s’agit de respecter le droit de tous à la libre expression de ses convictions, mais qui implique qu’elles respectent elles-mêmes les lois du vivre-ensemble républicain, qui suppose que tout ne soit pas respectable et donc tolérable. C’est pourtant cette conception de la laïcité qui domine aujourd’hui, hélas, et qui se traduit par l’idée d’une laïcité molle, communautariste, de type anglo-saxon et dite « ouverte », telle qu’on a pu en trouver une expression dans la Lettre sur la tolérance  de John  Locke – tolérance qui, pour lui, avait un sens strictement politique, à savoir la garantie de la paix civile entre les religions, mais qui, il faut le dire, ne valait pas pour l’athéisme  qui devait être condamné et interdit ! Celle-ci manque totalement d’ambition émancipatrice sur tous les plans et elle est au service de l’ordre économique libéral qui domine actuellement.
Il faut lui opposer, pour conclure vraiment, une conception non pas fermée, dure ou dogmatique, comme on le prétend partialement, de la laïcité, mais une conception tout simplement rigoureuse et conforme à son essence : celle qui veut, au-delà du nécessaire pluralisme des options métaphysiques, croyantes ou incroyantes, la subordonner à l’impératif moral  de l’émancipation des esprits et des corps vis-à-vis de ce qui, dans les religions, s’y oppose massivement. Cela passe, par exemple, par un enseignement critique du fait religieux, qui ne masque pas les maux qu’il a imposés aux hommes. La laïcité, comme la philosophie, c’est donc aussi une éducation à la raison critique.

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