vendredi 21 octobre 2016

Polémique - Droit de réponse de Henri Pena Ruiz à Jean Baubérot et Philippe Portier


UNE SEULE LAÏCITÉ, PLUSIEURS OPTIONS SPIRITUELLES

Henri Pena-Ruiz
Dernier ouvrage paru : Dictionnaire amoureux de la laïcité
(Editions Plon) Prix national de la laïcité 2015

On peut définir les options spirituelles comme les convictions librement adoptées par les êtres humains. Confessions religieuses diverses, humanismes athée ou agnostique, libre-pensée, sont des figures spirituelles libres, facultatives (optare: choisir). Principe d’organisation politique pour concilier la diversité des convictions et l’unité de leur cadre commun (« ex pluribus unum »), la laïcité n’a pas à prendre parti pour une option spirituelle plutôt que pour une autre. La République laïque ne règne pas sur les consciences, comme les rois le faisaient à l’époque de l’alliance du trône et de l’autel. Marianne ne privilégie ni la croyance religieuse ni la conviction athée. La neutralité, en l’occurrence, implique l’égalité de traitement, incompatible avec tout privilège public de la religion ou de l’athéisme.
Les principes qui fondent cette neutralité ne sont pas neutres, puisqu’ils consacrent la liberté plutôt que

l’oppression, l’égalité plutôt que les privilèges, l’intérêt général au-delà de l’intérêt particulier. Des principes universels en droit, même si en fait ils sont bafoués ici et là. Locke défendait la neutralité d’une façon radicale : la puissance publique n’a pas à imposer ou à privilégier un type de spiritualité souhaitable, ni une conception de la vie bonne. Pour l’Etat la neutralité s’incarne donc dans l’abstention qui consiste à n’énoncer aucune norme en matière de conviction spirituelle. L’auteur de la Lettre sur la tolérance et du Traité du gouvernement civil a contredit cette orientation en excluant les « papistes » et les athées, les uns parce qu’ils seraient selon lui inféodés à une puissance étrangère, les autres parce que ne croyant pas en Dieu ils ne pourraient tenir parole ! Passons.
En libérant la sphère privée des individus de toute norme indue, l’abstention de l’Etat les rend maîtres de leur choix spirituel, mais aussi de leur éthique de vie personnelle, pourvu que soit respectée la loi commune, fondée sur le droit et finalisée par l’intérêt général. Sur le plan spirituel une telle conception a été le levier de nombreuses émancipations. Elle a mis un terme, entre autres, à la discrimination envers l’athéisme et la franc-maçonnerie. Elle a dépénalisé l’homosexualité. Elle a permis aux femmes de sortir du statut de « deuxième sexe » hérité de la sacralisation religieuse des préjugés propres aux sociétés patriarcales. Elle a aussi défatalisé les inégalités sociales longtemps justifiées au nom d’un ordre voulu par Dieu.
Le découplage laïque entre la loi civile commune à tous et la loi religieuse propre à certains n’a pas consisté à combattre les religions comme démarches spirituelles de témoignage. Elle a seulement battu en brèche la propension de certains dignitaires religieux à se soumettre l’ordre temporel au nom de dogmes producteurs d’exclusion. L’hérétique au sein de la même religion, le fidèle d’une autre religion, le tenant de l’humanisme athée ou agnostique furent rejetés puis sanctionnés de façon plus ou moins lourde, incluant la mort violente infligée par la théorie des « deux glaives » chère à Bernard de Clairvaux (Saint Bernard).
La laïcité ne peut donc être définie par la seule « sécularisation » entendue comme transfert du pouvoir de régulation de l’Eglise aux autorités civiles, inscrites dans le siècle. Elle est aussi et surtout émancipation, à comprendre étymologiquement comme sortie du domaine paternel (le mancipium, que le pater familias tenait sous sa main) et plus généralement comme accès à la libre disposition de soi. Séculariser la notion machiste de chef de famille dans le code civil ne pouvait suffire pour émanciper les femmes. Il fallait la supprimer.

 L’émancipation est symbolisée par le bonnet phrygien de l’esclave affranchi que porte Marianne. La philosophie de l’émancipation laïque radicalise ainsi la liberté puisque chacun devient maître de sa spiritualité, de son mode d’accomplissement, et finalement du type d’être qu’il fait advenir dans la conduite de son existence. Beau programme, que les opprimés des différentes cultures ont eu et auront encore à réaliser par leurs luttes.
Un exemple illustre cette conception de la liberté ontologique. Tout récemment, la loi du mariage pour tous a permis aux êtres qui s’aiment et veulent s’unir durablement de jouir d’un égal traitement juridique et social quel que soit leur sexe. C’est mal comprendre l’esprit de cette loi que d’y voir la promotion du seul mariage homosexuel. L’idée force fut tout au contraire d’universaliser le mariage en le dégageant de toute considération partisane. Marianne n’a pas à afficher une préférence pour un type de sexualité. Le mariage pour tous ne relève plus des finalités particulières propres au modèle chrétien et patriarcal du mariage hétérosexuel, tourné vers la procréation, et irrévocable. Après la légalisation du divorce et de l’avortement, la création du PACS, le mariage pour tous est une nouvelle figure de la laïcisation. Elle n’a pu advenir que par le découplage de la loi civile et de la loi religieuse. Celle-ci a longtemps sacralisé le patriarcat et le machisme qui assignaient la femme au rôle du deuxième sexe.
La formule cléricale des trois K a résumé cela en Allemagne : Kinder, Küche und Kiche (les enfants, la cuisine, l’église). Formule lancée par le Kaiser Guillaume II pour codifier le statut des femmes dans une société patriarcale sacralisée par l’Eglise. Le Troisième Reich ne fut pas en reste notamment en fixant à quatre le nombre d’enfants idéal et en l’encourageant par une prime versée à chaque naissance. L’Espagne franquiste s’ordonna à la même idéologie. Tout récemment le Partido Popular de Rajoy a voulu remettre en question le droit à l’interruption volontaire de grossesse, fidèle en cela aux positions traditionnelles de l’Eglise. Les femmes espagnoles ont mis cette volonté en échec.
Cet universalisme émancipateur de la laïcité ne surgit pas spontanément d’une situation particulière. Il advient par dépassement critique, qu’impulse la tradition des opprimés chère à Walter Benjamin. Le cadre laïque ne se définit pas par référence aux religions existantes mais pour assurer la coexistence de toutes les options spirituelles réelles ou possibles, présentes ou à venir. Consulté par Régis Debray en 2001 alors qu’il préparait son étude sur l’enseignement du fait religieux pour le ministre Jack Lang, je lui ai proposé une formulation, qu’il cita dans son rapport : « La laïcité n’est pas une option spirituelle parmi d’autres, elle est ce qui rend possible leur coexistence, car ce qui est commun en droit à tous les hommes doit avoir le pas sur ce qui les sépare en fait. » (Lettre à Régis Debray du 10 Octobre 2001). Je lui ai fait également remarquer que ce qui doit être enseigné en matière de spiritualité ne saurait se réduire au « fait religieux », sauf à bafouer l’égalité par une discrimination (ibidem). Une place doit être faite aussi aux humanismes athée et agnostique. Diderot et Camus, D’Holbach et Sartre, font partie du champ spirituel que recouvrait naguère l’enseignement des « Humanités ». La déshérence de cet enseignement, voulu par un certain pédagogisme, est responsable de l’inculture si souvent évoquée en matière de spiritualité.
Une question vive. Est-il possible pour les tenants des diverses religions d’accepter que leurs convictions n’engagent qu’eux-mêmes et à ce titre ne jouissent d’aucun traitement de faveur ? Oui, si on considère que cette assignation à la sphère privée ne constitue nullement une négation de la dimension collective des religions ni de leur possibilité de participer au débat démocratique. Elle vise à délimiter le champ d’affirmation de ce qui est propre à certains et de ce qui est commun à tous. En quoi cette ligne de démarcation peut-elle déranger les croyants s’ils ne demandent plus d’égards particuliers pour leur religion ? L’abrogation du concordat d’Alsace-Moselle et de la Loi Debré qui assure le financement public d’écoles privées religieuses est voulue par les catholiques de Nous sommes aussi l’Eglise (NSAE) et du CEDEC (Chrétiens pour une Eglise Dégagée de l’Ecole Confessionnelle), exemplaires laïcs-laïques. Quant aux athées il ne demandent que l’égalité de droits.
On peut dont assumer son option spirituelle sans vouloir pour elle de privilèges publics. Philippe Portier les demande en militant pour une « laïcité de reconnaissance », cercle carré qui rétablirait le régime des cultes reconnus aboli en 1905. Jean Baubérot fait de même en militant pour des « accommodements raisonnables » du principe de laïcité, et en posant comme allant de soi une « laïcité concordataire », nouveau cercle carré car les privilèges concordataires contredisent l’égalité inscrite dans la laïcité.
Bref, il n’y a pas plusieurs laïcités, mais il y a bien plusieurs spiritualités. Le triptyque laïque les unit par la liberté de conscience, l’égalité sans distinction d’option spirituelle, et l’universalité du bien commun à tous en deçà des différences, ou si l’on veut au-delà d’elles.

Article paru dans Le Monde le 4 Août 2016



Reponse de bauberot a pena ruiz ;  le monde aout 2016


Non, M. Pena-Ruiz, la laïcité n'est pas unique !

Les thèses du philosophe sur la laïcité traduisent un déni de réalité, voire une simple naïveté ou une mauvaise foi
 

Auteur d'un Dictionnaire amoureux de la laïcité, Henri Pena-Ruiz s'en veut l'amant exclusif : toute autre approche que la sienne, qu'elle provienne d'un " spécialiste de la laïcité " comme Philippe Portier ou d'un " historien de la laïcité " comme Jean Baubérot, ne peut être, à ses yeux, qu'imposture (Le Monde du 4 août). Pourtant, de plus en plus, la recherche internationale en sciences humaines et sociales prend en compte l'étude de la laïcité et, plus précisément, l'analyse de la dialectique entre la " laïcité ", comme principe de régulation politique des diverses convictions, et les " laïcités ", comme représentations divergentes de ce principe, portées par des individus et/ou des groupes qui s'affrontent dans l'espace public.
En lien avec de graves dilemmes -actuels – tel celui entre liberté et sécurité –, Le  Monde nous entretient très régulièrement du " conflit des laïcités " où se heurtent des conceptions dissemblables de l'articulation entre neutralité et liberté de conscience. La neutralité est-elle uniquement celle de l'Etat, arbitre impartial entre les croyances, ou peut-elle être exigée, dans certains cas, de la part des citoyennes et citoyens ? La liberté de conscience, comme la liberté publique, peut, certes, être limitée par des nécessités d'ordre public, mais quels sont les critères qui permettent d'établir les bornes légitimes ? Et où mettre, de façon pertinente et efficace, la frontière entre le permis et l'interdit ? Personne n'a de solution miracle et c'est pourquoi ce qui est considéré comme " la laïcité " légitime constitue toujours un enjeu politique et social entre plusieurs visions laïques.
Libre à Henri Pena-Ruiz de refuser cette approche dialectique entre laïcité et laïcités, de croire que " la laïcité est unique ". Cependant, sa façon de décrire une laïcité idéale face à des religions réelles nous semble quelque peu naïve. D'un point de vue scientifique, la réalité ne constitue pas un réservoir d'exemples où chacun puise selon son bon plaisir. Invoquer " Guillaume II " et " l'Espagne franquiste " pour démontrer le " machisme " des religions, pourquoi pas ? Mais à condition de ne pas sombrer dans une appréciation univoque de leurs discours – les théologies féministes ou queer - relatives à la communauté LGBT – lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels - fondent des pratiques d'émancipation.
Calomnies
Il ne faut pas non plus délibérément ignorer qu'au nom de la laïcité on a longtemps refusé, en France, le droit de vote aux femmes, prétendument soumises au clergé, et qualifié de " suffrage universel " le seul suffrage masculin. Les dénis de réalité d'Henri Pena-Ruiz ne l'autorisent donc pas à se montrer d'une insigne mauvaise foi à notre égard, à faire semblant de prendre des analyses qui décryptent des représentations pour des affirmations convictionnelles. Il est ridicule de prétendre qu'indiquer qu'il existe une " laïcité de reconnaissance "" rétablirait le régime des cultes reconnus aboli en  1905 " ! De même, constater un fait – l'existence d'une " laïcité concordataire " en Alsace-Moselle, que le Conseil constitutionnel a validée en  2013 – ne signifie en rien soutenir ce régime des -cultes. Face à de telles calomnies, nous ne pouvons qu'immodestement suggérer la lecture de nos travaux.
Jean Baubérot et Philippe Portier

© Le Monde



DROIT DE REPONSE DE HENRI PENA RUIZ

transmis au journal LE MONDE« Je ne peux laisser passer la façon dont je suis mis en cause dans l’article de Jean Baubérot et Philippe Portier, que Le Monde vient de publier le 15 Août 2016. Ils entendent récuser l’argumentation par laquelle je soutiens que si les mots ont un sens la laïcité est une. Mais ils ne discutent nullement de cette argumentation. Ils s’en prennent à ma personne comme telle en la qualifiant de façon injurieuse. Ils prétendent en effet que je serais « naïf », « de mauvaise foi », et auteur de « calomnies ». L’insulte ne peut tenir lieu d’argument. Qu’ai-je écrit réellement dans mon article ? Il suffit de s’y reporter pour se rendre compte que pour ma part je ne critique que des expressions, sans jamais qualifier les personnes qui en sont les auteurs. Qu’on en juge :« On peut dont assumer son option spirituelle sans vouloir pour elle de privilèges publics. Philippe Portier les demande en militant pour une « laïcité de reconnaissance », cercle carré qui rétablirait le régime des cultes reconnus aboli en 1905. Jean Baubérot fait de même en militant pour des « accommodements raisonnables » du principe de laïcité, et en posant comme allant de soi une « laïcité concordataire », nouveau cercle carré car les privilèges concordataires contredisent l’égalité inscrite dans la laïcité ». Les deux objets exclusifs de ma critique sont donc les expressions « laïcité de reconnaissance » et « laïcité concordataire ». J’y vois des « cercles carrés » c’est-à-dire des expressions contradictoires, puisque la laïcité refuse tout privilège des croyants ou des athées. Mais je ne me permets nullement d’utiliser des qualificatifs injurieux portant sur les personnes de Jean Baubérot et de Philippe Portier. Critiquer des opinions et leurs implications n’a rien à voir avec calomnier des personnes.
Par ailleurs le fait d’exhiber des titres scientifiques comme une sorte de principe d’autorité à partir duquel on suggère que je serais dans le « déni de réalité » est inadmissible. Mes contradicteurs prétendent me faire la leçon du haut de leur statut de sociologues ou d’historiens. Je rejette cette condescendance hautaine et sans fondement. La scientificité des sciences humaines est d’ailleurs problématique. Ce n’est pas pour rien qu’il y a plusieurs conceptions de l’économie, de l’histoire, de la sociologie. Ne donnons pas le statut d’une proposition scientifique à une thèse idéologique pour la présenter comme incontestable. Ce n’est pas l’existence de plusieurs laïcités que l’on peut « constater », mais plutôt celle de plusieurs invocations de la laïcité, dont certaines sont des usurpations mystifiantes. Quant à l’invention polémique d’une expression tendancieuse, marquée idéologiquement, elle ne suffit pas à établir la réalité d’un fait. C’est pourquoi je soutiens que la notion de « laïcité concordataire » ne recouvre aucune réalité objective, mais désigne de façon contradictoire et paradoxale l’entorse à la laïcité que représentent les privilèges officiels de trois religions en Alsace Moselle. A noter d’ailleurs que nulle part le Conseil Constitutionnel ne l’utilise, même s’il prétend étrangement qu’une telle dérogation ne pose pas problème.
Platon écrivait dans le Gorgias que le dialogue peut être amitié (philia). Mais à la condition de respecter la personne de son interlocuteur, quitte à critiquer avec vigueur ses opinions. Jean Baubérot et Philippe Portier feraient bien de relire Platon. »

Henri Pena-Ruiz

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